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Full text of "Le gout de bien des gens, ou, Recueil de contes, tant en vers qu'en prose ..."

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-*JJ 



TAYLOR 
INSTITUTION 



Bequeathed 

by Professor 

VIVIENNE 

MYLNE 



l 



MVL/v/e. 12> 



OXFORD 

1992 



'*» » ~ m «■ 'm 



FOrstlich - Starhemberg schc 



XX D^ 7- "* Famiiien Bibu ° thek 




• SchlOË Eîerding * 



L EGO Û T 



D E 



BIEN DES GENS, 

TOME SECOND. 



» i i ■■ i ■ m — — m— < 

A L Y O N, 
.Chez J. Deville. 

A ROUEN, 

• 9 

Chez A b r à ha m Lucas. 

A B O R DE AUX, 
Chez les Frères Labottiere. 

A C A E N t 
Chez Leroy, Imprimeur. 

A M A R S E I LL E\ 

Chez M o s s y . 

ALI L L E\ 

Chez Carré de la Rue. 



m— m 



L E G O U'T 

D E 

BIEN DES GENS, 

G U 

RECUEIL 

DE CONTE S,.. 

Tant en Vers qu'en Profe, 
TOME SECOND, 



A AMSTERDAM"; 

Chez Chancviom, Libraire, 

Et fe trouve À Paris , 

Chez Le Jay, Libraire, rue S. Jacquet , au-deffitf 

de la rue des Mathums, au Grand Corneille. 



M. D C C. L21% 




LA 



RECONNOISSÀNCE 

A PROPOS. 



L 



E S fuites du défordre & du liber- 
tinage deviennent quelquefois terri- 
bles ; on fe contente de regarder 
comme dangereux le commerce de 
ces femmes malheureufes qui ne font 
à perfonne & qui appartiennent à 
tout le monde , on ne fonge pas à 
tout ce qu'il peut avoir de criminel ; 
fait-on fi les faveurs qu'on en acheté 
n'ont point été vendues auparavant à 
nos parens les plus proches , & fi l'on 
nefuccede pas àfon frere,à fon père 
même ? Ces. alliances odieufes peu- 
vent avoir encore des conféquen- 
ces plus horribles ; l'ignorance ne 
fuffit pas toujours pour les excufer 4 

A 



& Ton frémîroit fi Ton y réflé-i 

chiflbit. 

Dcrval étoit né avec toutes les qua- 
lités qui rendent un homme aimable ; 
il avoit celles qui le font èftimer ; 
mais il en fit peu d'ufage ; il perdit Tes 
parens de bonne heure ; il fe trouva 
-fiche & maître de lui rttèfoie dans 
*c'et-4ge , où' tes pallions Réveillent , 
^où la jeuneffe a réellement beibin 
'd'un guide : il n'en eut point \ fon ju- 
gêfnent, fonder aftere rfétoteat pas 
*t&tûfe ttififrs ; êtes àfhis feux , des 
'liâifôns fbrtrtéés & entretenues par la 
plaifir , ne tardèrent pas à régarer , 
'àeflàcér defonéfprit les principes de 
tyérttts qu'il avoit reçus dans fon en* 
fan ce ,^k qui n'a voient pas eu le tems 
tte germeras riétoardireint ïur le vtee 
-qu'ils lui préferiterent fous les images 
• les plus fédùifarites. Dorvai s'y r livra 
nvêc tranfport ; il pàffa fa jeurteffe 

•da»*tfcu*es tes diflîpations & tous fc 



s 

«kéfordres ; fes amis 3pplqidiflbtent'4 
fa conduite lorsqu'elle méritoit les 
plus grands reproches , & dans fou 
aveuglement il en {iroit vanité ; il 
fe faifoit un jeu de la féduâipn , il 
regardoit cornue un triomphe bien 
glorieux pour lui , l'art avec; lequel 
il attaquoit l'innocence , ou lu 
vertu la mieux éprouvée , & par 
lequel il les fyifoit fuccomber ; il étoit 
fur tout fier d'entendre dire qu'aucune 
femme ne pouvoit lui réfifter. 

Cette ivrefle dura longtems ; mais 
enfin Ton tempéramment s'altéra ; il 
fentit affoiblir des forces dont il avoit 
trop abufé ; dans ces momens on fent 
le dégoût de la fatiété , on peut re- 
venir à la fagefle. Dorvgl réfolut de 
changer de vie , il crut être réformé : 
il ne rétoit point:il voulut fe borner à 
une feule maitreffe;il mépriiolt la plus 
part de celles qui auraient çonfenti de 
viyre avec lui fous ce titre ; il en cher- 

Ai; 



4 

cha une qui pût Paimer , quî oubliât 
{es richeffes , & qui s'attachât à lui 
par tendreffe & par inclination. Il eut 
-de la peine à rencontrer ce qu'il de- 
firoit. i - -•'-' -' 

Il étoit allé 'paffér quelque temsPÏ 
la campagne pour rétablir fa fente ^ la 
-fille d'un de fes fériniers attira- fon 

attentionvelle avoit Pairie plus tendre 

• » • 

■êcAe plus intëréffant , toute la fraî- 
cheur &c Péclat de lajeunèflfe* fesgràî- 
ces et oient naïves & ; touchantes, là 
candeur & l'innocence brilloïent dans 
feis regards ; lorfqu'il lui parloit , il la 
voyoit rougir ; cette timidité Pembei- 
liflbit encore, Porval fentit pour «lié , 
ce qu'aucune femme ne lui avoit irif- 
pire jufqu'à ce moment ; il crut que 
la belle Dorothée , c'eft ainfi qu'on 
l'appelloit , étoit la maitreffe qu'il 
cherchoit ; il refolut de n'en avoir pas 
•d'autre : il attaqua ce cœur fimple , 
il en trouva le côté fenfible , & 119 
jarda pas à le faite aimer, 



• Dorothée et oit vertueufe ; elle ne 
pouvoit pas fe flatter d'être un jour 
l'époufe de Ton maître ; elle ne fon- 
geoit point à le devenir , elle penfoit 
<ju eltejferok aflezheureufe de l'aimer 
& d'en être aimée ; elle ne voyoit 
rien au delà ; elle étoit fatisfaite : elle 
imaginoit que Dorval le feroit ; mais 
les deiirs de cet homme avoient un 
autre but : l'innocence de Dorothée 
ne lui permettait pas de l'en détourner 
comment y auroit-elle réuffi,ellene le 
prévoyoit pas. 

Dorval l'entretenoit fanscefle des 
plaifirs de la capitale , de ceux qu'\\ 
pouvoit lui procurer , du bonheur 
dont il jouir oit avec elle, fi el!exon : 
fentoit à le fuivre ; il les faifoit fou-» 
haiter à Dorothée ; mais il falloit 
quitter fon père, il falloit même par? 
tir fans fan aveu ; elle ççfncevoit 
qu'elle ne i'obtiendroit jamais : ellç 
balançoit cependant. Dtif v#l ayoit 



refpe&é jufques-là fa vefrtù , c'était 
avec peine qu'il avoit contenu l'amour 
qui rembrafoki en difféf antfon triom- 
phe , il n'avoit voulu qtoè le rendre 
plus vif; jufqu'à cemomcnt H n'avoit 
prefque jamais eu le terni de defirer ; 
il vouloir goûter ce plaifir : il le fa- 
Touroit dans toute ftm étendue. 

Pour déterminer l^mmable Doro- 
thée à le fuivre , il vit qu'il étoit 
hefoin de lui rendre ce parti né- 
ceflfcire ; il ceffa en conféquence de 
contraindre fcs defirs ; il la fuivit un * 
jour dans la campagne où elle étoit 
allée s'occuper de fes travaux ordi- 
naires: elle étoit feule; les bleds qu'on 
n'avoit point encore r ecueiHis,étoient 
dans leur plus haute élévation , ils 
pouvoient fervir d'afyle à l'amour & 
dérober fes jouiffances à tous let- 
yeux ; le tems , le lieu , Pobjet , tout 
étoit nouveau pour Dorval$& devoit, 
dans fon idée, ajouter à Ton bonheur, 
^ joignit Dprothée^elle le vit en rôti 



7 
gîflant,en éprouvant un trouble fecret 

qui n'étoït pas fans douceur. Dorval lui 

fit quitter une occupation qui ne lui 

paroiflbit pas faite pour elle ; il lui 

parla plus vivemçnt de fa tendreffe , 

jouit de la naïveté de (es réponfes , 

prit des libertés qu'on ne repoufla- 

points parce qu'on on en igaoroit les. 

fuites ; il n'eut pas befoin d'art . pour, 

amener fa vi&oire : l'amour feul en 

fit tous les frais , & il crut n'en 

avoir jamais obtenu de plus belle. 

Dorothée revenue de Tivrefle &< 
de l'égarement oîi fon amant l'avoit 
plongée , baiffoit les. yeux avec coc- 
fufion ; elle n'ofoit regarder. Dorval > 
que ion embarras rendoit encore plu* 
heureux ; elle ne lui fit point de re- 
proches ; elle avoit partagé fes trans- 
ports ; il diffipa fa timidité, fa h^nte^ 
elle l'aima davantage. 

Dans ce moment elle n'eut plus la 
force* de réfifter aux prières qu'il lui 

Aiv 



8 
fit de l'accompagner à Paris r elle ne 

fongea plus à la douleur dans laquelle: 

elle plongeroit fon père ; cette idée 

l'avoit toujours arrêtée : fa foibleffe 

ne lui permit plus de l'écouter. 

Dorval avoit prévu cet effet , il 

prit fur le champ avec elle les me- 

fures qu'exigeoit fon départ. Depuis 

quelque tems il parloit du fien, 

on ne de voit pas être furpris quand 

il en feroit les préparatifs ; il fit 

précéder celui de Dorothée : elle 
voulut qu'il reftât après elle pour 

' confoler fon père ; Dorval feignit 
de fe charger de ce foin ; elle s'éloi- 
gna à l'entrée de la nuit. Que devint 
le vieux fermier , en ne retrouvant 
plus fa fille ! il n'ofoit point fe pré- 
fenter devant fon maître , il ne le 
foupçonnoit pas d'être l'auteur de 
fon infortune ; il pleuroit la perte 
de Dorothée , fans favoir ce qu'elle 
étoit devenue,ni ce qu'il avoit à efpé~ 



m ou à craindre. DorvaUe s'cmbar- 
rafla gueres de fes larmes ; enchanté 
des charmes de Dorothée , ne pou- 
vant fupporter une plus longue ah- 
&nce y il la fuivit deiuc jours après 9 
& ne manqua pas de ie {aire un mé- 
dite auprès d'elle des eonfolations 
qu'il fe vanta d'avoir dominées au vieil' 
lard, qu'il n'avoit pas même daigné 
voir t la fenfible Dorothée lui té- 
moigna fa reconnoiffance par les 
témoignages les pli» vifs du plus ten- 
dre amourr ; , . 

• •* . 

Dorval vécut avec elle dans une 
douce uniofe, & auffi heureux qu'on 
peut l'être dans le crime \ il renonça 
àfes anciens égaremensjil fe contenta 
du cœur qu'il poffédoit ; il étoit fur 
d'être aimé pour kl même. Cette ef- 
péce de réforme , ce; changement de 
Conduite rétablit fa réputation , & 
effaça les mauvaifes impreffions que 
&s premiers défordres avoient don** 

Av 



10 

nées ; on condamne la débauche gïot 
fiere , mais on par&ftner im attache- 
ment. Dorval en fit l'expérience; 
5es pareils qui Firotent abandonné 
pendant te cours de fes* dérèglement 
le revirent dès qu'ils te entrent moms 
diifipé ; ils s'kttérefferent à fa fortin 
-ne , à fort avancement ^ ils le jprodttf- 
firent auprès dit miniftre ; Tes taleris 
naturels; (ment ^ppcçus- ^on crut 
qu'on pourroit les employer avec 
fruit ; il paroifïbit propre fnrtout 
aux négociations ; on -lé chargea 
de quelques eonftriiflioos délicates 
dont il rendit le meilleur Compte : 
dès lors ort conçut de Un les plus 
grandes efpér ances : on l'envoya dans 
une Cour étrangère. Ce ne fut pas 
fans regret que Dérval fe vit obligé 
de quitter fa chère Dorothée ; elle 
ne pouvoit pas le fuivre,foti état ne le 
perroettoit pas ; elle alloit être' bien- 
tôt mère ; Dorval enchanté atten- 



II 

doit avec impatience l'enfant qu'elle 
allât lui donner ; ne pouvant diffc- 
rer fon départ , il prit les arrange-? 
mens néceflàires pour affurer à U 
maitreiïe toutes les commodités dont 
*clle auroit befein jufqu à fes couches , 
& celles qu'il lui faudroit encore 
pour le venir rejoindre auffitôt qu'elle 
le pourroit fans danger. 

Tranquille fur ce point , il partit 
avec moins de regret ; il arriva à 
la Cour où fon miniftere l'appelloit ^ 
les affaires dont il étoit chargé firent 
une diverion dans fon cœur, l'amour 
s'éteignit par degrés ; Dorothée n'é- 
toit plus préfente à fes yeux ; une 
nouvelle paffion lui fit 'oublier la 
première : il crut trouver, plus d'at* 
traits , plus de charmes , dans une 
femme du pays qu'il habit oit. Il apprit 
fans peine que fa chère mai trèfle 
étoit morte des fuîtes, de fa couche ; 
en ne lui dit point quel enfant elle 

Àvj 



12 

avoit mis au monde , ni ce qu'il étoit 
devenu ; il ne longea pas même à 
s'en informer ; dix ans entiers qu'il 
paffa dans cette Cour , l'effacèrent 
abfolument de fon fouvenir ; pendant 
ce tems il céda à fes penchans or- 
dinaires , s'attachant à toutes les fem- 
mes & volant de l'une à l'autre. Il 
donna aux étrangers des exemples 
d'inconftance qu'ils ne foupçonnoient 
pas ; les dames voyoient avec dou- 
ceur en lui le plus aimable & le 
plus léger des hommes; 

Son goût pour les plaHirs ne le 
détourna point de fes affaires , il 
fut les concilier avec elles ; on blâ- 
moh fa conduite , mais on lui par- 
donnent en faveur de fes talens & de 
fes fuccès. Cette négociation fut fui- 
vie d'une autre : elle ne dura que 
cinq ans \ après cet intervalle il 
revint dans fa patrie , la revit avec 
plaifir % & fe propofa de ne plus la 



quitter ; il y renouvella fes ancien^ 
nés connoiffances ,. en fit de nouvel- 
les , & fe H vra à la diffipation , le* 
emplois dont il avoit et é décoré fem- 
bloient avoir jette fur fa perfonne un 
luftre, qui s'étendit jufques fur fes- 
défor^res;on l'aroit condamné autre- 
fois comme un homme perdu dans 
la débauche la plus crapuleufe ,. on 
ne le voyoit plus alors que comme 
un libertin, aimable : en l'applaudit- 
fcnt , on- approfondiffoit l'abyme ou- 
vert fous fes pas- ; H fallut un événe- 
ment terrible pour l'éclairer^ 

Il y avoit trois ans- qu'il, étoit à 
Paris; un jour il étoit dans une pe- 
tite maifon de campagne qu'il avoit 
auprès de cette capitale > & dans la- 
quelle il raffembloitfouvent fes amis 
& fes maitreffes» ; il donnoit à dîner à 
une compagnie nombreufe; un la* 
quais vint lui annoncer une femme 
déjà âgée % qui demandoit avec beau- 



i 4 

#oup cTempreflement la faveur de lui 
parler un infiant : que veut-elle ? s'é- 
cria Dorval , allez lui dire que je n'y 
fuis pas. Mais monfieur , reprit le 
laquais*.. Faites ce que je veux, 
interrompit le maître ; lui auriçz vous 
par hazard dit le contraire ? La con~ 
fufion du laquais lui fit cennoître 
qu'il avoit deviné ; il alloit s'empor- 
ter , lorfque le domeftiqtte lui apprit 
que cette vieille femme était accom- 
pagnée d'une per forme très- jeune & 
trè* - aimable ; cette circonstance ra T 
doucit Dorval ; il ordonna qu'on 
introduisit les deux dames» On ne 
fit pas attention à la première ; fes 
yeux , 6c ceux de fes amis fe fixè- 
rent fur la jeune ; elle étoit habillée 
d'une manière fimple & décente; 
elle baifla les yeux en entrant; fa con- 
ductrice fit des excufes à Dorval & 
à toute la compagnie ; mais elle avoit 
un procès considérable dont le juge- 



trient n'étoit pas éloigné, & qne!c$ 
fofiicitatÎQns de Dorval pouvoienc 
hn rendre favorable ; elle entra dans 
les détails de ce procès ; perfonne ne 
Fécouta ; chacun occupé de la jeune 
fille y formant des projets fecrets fur 
clIe,n'étoit pins, en état de prêter foo 
attention à quelqu'autre chofe ; on 
sfepperçut qu'elle avoit fini fon his- 
toire lorsqu'elle cefla de parler,. 
Dorval qui n'avoit pas été plus at- 
tentif que les autres* jugea que le gain 
•de ce procès étroit fur , qu'il n'y avoir 
rien de plus clair , & promit fa pro~ 
teâiori. La vieille dame le remercia y 
& le fupptia de lui accorder une au- 
dience particulière y parce qu'elle 
avok quelque chofe à ajouter encore y 
qu'eUe ne powvoit dire qu'à luiïeul * 
Dorval regarda la jeune perfenne, 
& coœhtifit fur le champ la vieille 
dans fon cabinet. 
Moniteur , lui dit celle-ci 9 je n'ai 



16 

pcnxA de procès ; j'ai cherchée m^ 
traduire auprès de vous , je n'ai pas 
trouvé d'autre prétexte j tout ce que 
je vous ai dit eft un cprîte ; mais la 
jeune fille que vous avez vue avec 
moi, eft une réalité ; je crois qu'elle? 
a fait quelque impreflion fijr votre 
cpeur;; elle eft jeune, elle eft belle $ 
je vous réponds de fou innocence ? 
confultez-vous ; voyez fi vous voulez 
h paffeder r 

Cette démarche , ce difc ours, cette 
fyropofition n'étonnèrent point Dor* 
val ; depuis longtems il étoit accou- 
tumé 1 à de pareilles avantares. Il re~ 
merciamadame Janam, c'étoit le ûoite 
de cet te femme ; il convint qu'il avoit 
trouvé fa pupille aiiéaMe ;: & banif- 
fant lés façons,ainfi qu'elle avoit.fâit^ 
il -fit. fes offres ; èllôs arçnonçoient u» 
homme preffé de conclure , & qui- 
craignoit que quelqu'aut.re tf allât fur 
foa marché ; il demaa4a fi l'on feroi» 



17 

tentent d'un contrat de deux mille 
écus de rente : madame Janam fiât 
fatisfaite. A demain, dit-elle à Dorvalf 
lignez Fafte dans la matinée , le foir 
nous fouperons avec vous , & vous 
ferez le Sultan favorifé. 

Elle rentra dans la faite où étoit 
la compagnie , en achevant ces mots , 
fit de nouvelles exeufes, fe plaignit 
encore de fon procès , fe retira , &c 
reprit avec fa pupille le chemin de 
Paris. Dans la route elle Pinftruifit 
de l'affaire qu'elle venoit de conclure» 
Sophie , c'eft ainfi que s' appellent la 
jeune perfonne , rougit en appre- 
nant cette nouvelle ; fes yeux fe 
remplirent de larmes. Quentends-je l 
s'écria t'elle, qu'avez vous fjpt ! Quel 
affreux marché!. . . Ma mère , ô ma 
mère , avez- vous pu démentir votre 
caraâere , vous abandonner à ces 
honteufes extêrmités , vendre votre 
fille 1 . » . Avez vous oublié cette vertu. 



i8 
dans laquelle vous m'avez élevée? 
après l'avoir fait naître dans mon 
fein , eft~ce à vous à chercher à la 
détruire ? Quelle étrange conduite ! 
Je me rappelle encore avec trans- 
port , les leçons précieu Tes que j'ai 
reçues de vous ; elles ont fait mon 
bonheur , & vous préparez à préfent 
mon malheur & mon opprobre. Le 
refpeâ -que j'avois pour vous étoit 
le fentiment le plus délicieux auquel 
je pufle me livrer. . . .Ah ! fans doute 
ce que vous venez de me dire n'a 
rien de réel , vous avez voulu éprou- 
ver ma vertu ; une mère eu incapa- 
ble de tenir férieufement un pareil 
difcours à fa fille ; oui , je le vois , 
vous êtej bien éloignée de vouloir 
me priver du pbifir inexprimable de 
Vous eftimer. 

Madame Janam , ne s'attendoit pas 
à une réponfe fi vive de la part de 
Sophie i elle garda quelque tems le 




19 

ffience : enfin elle- prit le parti de 
lui parler plus ouverteméht qu'elle 
ne l'àvoit jamais fait. 

Sophie, lui dit-elle , fors de l'erreur 
oh je te vois, oit je t'ai biffée trop 
longtems ; tu n'es point ma fille ; ta 
xnere te confia à mes foins ; autant 
que j'en puis juger par les apparen- 
ces , tu es le fruit d'un amour que 
l'himen n'a point légitimé ; je ne fais 
pas à qui tu peux être ; le fort de ta 
mère m'eft inconnu ; j'ignore fa naif- 
fance & fon rang ; peu de tems après 
qu'elle t'eût remife entre mes mains , 
elle vint te voir une fois : je n'ai plus 
entendu parler d'elle. Je pris de l'a- 
mitié pour toi ; je réfolus de t'éleyer 
comme ma fille : tu n'as point à te 
plaindre de ma tendreffe & dp mes 
foins ; tu fais tout ce que j'ai fait pour 
toi ; je n'ai épargné aucune dépenfe 
pour te donner une éducation con- 
venable : tu en as profité* mais S 



fft jufte que je recueille les fruits de 
Aies foin'* : je ne prétends pas les 
avoir inutilement employés ; tu mç 
dois tôutjla fortune t'offre les rtioyens 
de t'acquitter envers moi , tu es une 
ingrate fi tu les refufes : tu manques 
à la fois , à moi qui t'ai fervi de 
mère , qui me fuis ruinée pour remr 
plir les devoirs que m'irapofoit ce 
titre , à toi même qui te trouvera* 
réduite à l'indigence la plus affreufe » 
& qui te fera d'autant plus infupor- 
table , qu'il n'aura dépendu que de 
toi de l'éviter. 

Vous n'êtes point ma mère, répon- 
dit Sophie confternée & confufe! 
c'eft à votre générofité que je dois 
la vie jufqu'à ce moment ; quel hor- 
rible bienfait , fi telles étoient vos 
vues lorfque vous m'avez donné ,vo& 
foins ! Ah , madame , que ne m'aban- 
donniez vous ? N'y a t'il pas des re- 
traites deflinées à recevoir les mfor- 



v 



il 

lunées , qui comme moi font rejet- 
tées de leurs parens au moment de 
leur naiffance, & qu'on repouffe com- 
me le témoin odieux d'une foiblefle 
honteufe ! Quelque humilians quô 
foient ces afyles , mon innocence & 
tna vértû y euffertt été en fureté ; } f f 
aurois paffé des jours obfcurs & tran- 
quilles, tels qu'ils conviennent à ceux 
qui font nés auffi malheureufement 
que moi : ah ! pourquoi m'avez- vous 
gardée auprès de vous ? Ne cherchez 
pas à me perfuader que c'eft la ten- 
drefle & la pitié , vous n'y réuffirez 
point ; vous m'avez éclairée fur vos 
coupables projets : je vois en frémif- 
• fant que le deffein dont vous m'en- 
tretenez étoit prémédité depuis long- 
tems j vous* l'aviez conçu fans doute 
au moment que ma mère m'aban- 
donna ; dès que vous vîtes que la na- 
ture m'a voit* douée de quelques 
avantages du côté de la figurç , vous 



XX 

«éfolutes d'en tirer un parti affreux ; 
depuis que je fuis entre vos mains, 
vous méditez la ruine de mon in- 
nocence ; ces foibles attraits que vous 
avez cherché à développer , ces ta- 
lent que vous avez cultivés, ceuxquç 
vous m'avez procurés, font autant dç 
fleurs dont vous avez tâché de parer 
votre viûime ; n'appeliez pas à votre 
fecours ma rcconnoiflance : elle ne 
vous aidera point à me féduire ; je 
fais ce que je vous dois : vous avez 
empoifonné tout ce que vous avez 
fait pour moi ; vos projets coupa* 
blés me difpenfent de toute gratitude, 
& je ne puis vous accorder celle que 
vous defirez : elle feroit un crime ; 
Barbare ! A quoi, me réduifez vous ? 
Ah ! fi vous me deftiniez à ces hor- 
reurs, pourquoi me parKez-vous*le 
langage de la vertu , pourquoi m'ap- 
preniez vous à l'aimer ? Je frémis en 
examinant vos motifs ; vous vouliez 



qu'elle me fervit de fauve-garde 
jufqu'au moment où vous trouveriez 
votre avantage à me la faire perdre* 
O, mon Dieu, à quelle épreuve m'as* 
tu réduite ! 

" Ce difcours jtftta madame Janatn 
dans la consternation & dans la dou- 
leur ; Sophie avoit pénétré ion ame 
toute entière , & avoit découvert 
toutes fes noirceurs ; cette* femme 
ne pouvoit rien dire pour fon excufe , 
auffi n'entreprit . elle pas de fe jus- 
tifier : elle ne s'occupa que du foin 
de corrompre fon élevé. Elle employa 
tous les fecrets de la féduâion ; elle 
lui repréfenta les richeffes dont elle 
jouiroit , les plaifirs qui s'empreffe- 
roient autour d'elle;elle eflaya même 
de lui prouver que fa vertu s'àllar- 
moit trop vivement , que ce qu'on 
exigeoit d'elle étoit permis ; elle fe 
fervit enfin de toute la morale in- 
ventée par le libertinage ; elle se 



14 

put parvenir à convaincre Sophie; 
Vous m'avez parlé différemment au- 
trefois , lui dit elle ; je me fouvïens 
encore de vos premières leçons : 
elles font gravées au fond de mon 
cœur,il les fuivra fans ceffe,il y trouve 
fon plaifir. 

Elles arrivèrent à Paris,oîi la vieille 
malheureufe continua fes infâmes ex- 
hortations^ huit la contraignit de les 
interrompre. Sophie 9 lui dit elle , 
ne difputez plus , couchez vous , & 
réfléchiffez fur tout ce que je vous ai 
dit ; préparez - vous à l'obéifTance , 
vous m'en remercierez un jour ; fou- 
venez*vous que ce dernier fervice 
n'eft pas le moindre de ceux que je 
vous ai rendus. 

Sophie ne répondit pas ; elle avoit 
pris le parti de fe taire, en s'ap- 
percevant que le cri du fentiment & 
de la vertu , ne pouvoit trouver un 
paffage dans ce cœur nourri d'op- 
probre ; 



jirobre ; elle pafla h nuit dans 
les larmes & dans les inquiétudes ; 
h fîtuation dans laquelle elle fe trou- 
voit étoit terrible, pour une perfon- 
ne de fon âge & de fon caraâere ; 
elle réfléchit long-tems fur les moyens 
de fe fauver du danger qui la mena- 
çoit ; aucun ne fe préfentoit à fon 
efprit. Le lendemain , le jour la trou- 
va les yeux encore ouverts , elle s'ha- 
billa triftement. Madame Janam vou 
lut renouveller les difcours de la 
veille ; elle la conjura de fe taire ; 
celle-ci crut devoir lui donner cette 
fatisfaâion ; el|e fortit pour aller 
terminer l'affaire du contrat avec 
Dorval. "* 

Sophie refta feule dans fa maifon ; 
parmi les idées qui lui routaient dans 
la tête 9 pour fe dérober à l'oppro- 
bre , il s'en préfenta une à laquelle 
elle fe fixa. Madame Janam ctoît ab- 
fentej elle avoitla liberté qui lui étoit 

B 



i6 

néceflaire. ; .elle forrit & ie rendit 
chez un Magiftrat refpe&abîe : il étoit 
encore de bonne heure, on ne voulut 
pas la laitier entrer ; on lui dit d'at- 
tendre ; elle avoit peu de momens à 
perdre : elle demanda avec tant d'inf- 
tance, la grâce d'être admife fur le 
champ , qu'on ne put la lui refufer. 
Ses grâces touchantes gagnôient 
prômptement les cœurs. On alla dire 
au Magiftrat qu'une jeune perfonne 
qui paroiflbit fort affligée, le con- 
piroit de lui accorder une audience 
particulière. Cet homme refpe&able 3 
intéreffé par cette annonce , ordon^ 
na qu'on l'introduisît; il fit fortir tout 
le monde de fon appartement. So- 
phie fe jetta à fes pieds , & fondant 
en larmes , elle lui raconta fa mal* 
heureufe hiftoire , & implora fes fe- 
cours contre la perfécution qu'elle 
éprouvoit. 

Le magiftrat la fit relever avec 



bonté ; ce fpé&ûck l'émut ( la vertu 
pourfuïvie n'implorôit pas fon ap- 
pui en vain ) il la confola, il diffipa {es 
craintes. Ne vous affligez pas , lui dit- 
il , raffurez-vous , ma chère enfant , 
foyez toujours atiffi fage que belle ; 
les protections ne vous manqueront 
pas, vous vivrez heureufe & tran- 
quille : quant à l'affaire qui vous 
amené ici, croyez que vous en ferez 
quitte pour vos frayeurs ; retournez 
dan$ votre maifon , 'tâchez d'empê- 
cher qu'on ne foupçonne <pe vous 
êtes fortie ; oc fi Cela ri'eft pas pof- 
fible , ayezToin qu'on ne penfe point 
que vous êtes venue ici. Quand vo- 
tre 'prétendue riréré vous parlera 

* r * , 

de M. Dorval , n'affe£tez plus ni 
dégoût, ni dédâih ; fuivez-la j>ai«* 
fîblemenr, & fans vous plaindre, lorf- 
qtfelle vous conduira chez lui ; ne 
montrez ni inquiétude , ni effroi ; je 
vous! donfifeenià^pàroléqu'il n'alrriveri' 

Bij 



xi 

rien qni puifle allarmcr votre hon- 
neur , ni bleffer votre délicateffe ; 
comptez fur moi , répétât-il , en la 
voyant çonfufe de ce difcours , & 
inquiète de l'ordre qu'il lui donnoit 
de fe rendre chez Dorval ; comptez 
fur mes foins , fur les mefures que 
je vais prendre ; vous m'avez inf* 
truit , vous m'avez appelle à votre 
, fecours : je ferois coupable de votre 
perte, & plus criminel que la Janam ,. 

fi je vqu? le refufois , & même fi je, 
le différois. 

Sophie raffurée ,promit de fuivre le 
confçil du Magitfrat , & de faire 
exactement tout ce qu'il lui recoin-» 
ipandoît ; elle reprît le chemin de 
la maifon de la Janam ; elle y arriva 
avant çlie, rentra fans être apperçue , 
fip mit à fon çUvçffin 9 comme s'il n'é-» 
toit riep arrivé, (-a vieille dame, à foi» 
retour , n'eut pas le moindre foupçoa 

i^çUjp $t fpmç, £t9P»& 4ç te vw 



fi tranquille , elle fe garda bien de lui 
en demander la caufe ; de nouvelles 
difcuffions pouvoient la remplir en- 
core de trouble , rallumer les allar» 
mes de la veille , aigrir ion efprit f 
dont il feroit alors plus difficile de fe 
rendre maître ; elle crut entrevoir 
dans ce calme , une ame laffe de 
combattre , réfolue de céder , ou que 
dumoins il feroit aifé de vaincre ; 
dans cette confiance elle prit un air 
plus libre 9 elle vaqua à {es affaires 
comme à l'ordinaire , adreflant de 
moment à autre, quelques paroles 
flatteùfes à fa pupille , vantant fes 
agrémens , la fraicheur de fon teint > 
Féclat de (es yeux , au pouvoir des- 
quels les cœurs n'auroient pas la force 
de réfifter ; elle hazarda quelque 
chofe de plus fignificatif , elle parla 
de M» Dorval , loua fon mérite , fes 
bonnes qualités ; elle s'étendit fur* 
tout fur fes richefles > & fur fa généra; 

Biij 



\ 



30 
fité. Sophie, gardoit le filence , elle 
lâchoit de contenir l'indignation que 
ces propos lui infpiroient ; elle s'at- 
tachoit principalement à ne laiffer 
voir dans fes yeux aucun aveu , ni 
auéun défaveu. Madame Janatn ne 
douta: plus que fes leçons n'çuflent 
opéré fur l'efprit de. Sophie; elle 
penfa que les reproches qu'elle, lui 
avoit d'abord faits , avoient été eau- 
fés par les terreurs de l'innocence & 
de la vertu ; elle fe perfuada que c'en 
étoit les derniers foupirs ; les ré- 
flexions de la nuit , lui parurent avoir 
produit ce changement. ' : 

L'heute du rendez-vous appro- 
choit : elle propofa à Sophie de s'ha- 
biller : elle ne la vit point ,s'qppofer 
au deiir quelle, a voit < de la parer. Dès 
que la toilette fut finie , elle monta 
en carrofle avec elle , & elles ne 
tardèrent pas à arriver à la maifon 
4e campagne de Dorval. 



3* 
Dorval les attendok avec impa- 
tience ; il avoit aflemblé un nombre 
choifi de fes amis ; à qui il vouloit 
faire voir (à conquête; fon bonheur 
devoit lui paroître plus grand , lorf- 
qu'il auroit des témoins : parmi ces 
amis , il y en avoit quelques-uns qui 
ne s'étaient pas trouvés chez lui la 
Veille ; Sophie leur étoit absolument 
inconnue ; ils pouffèrent un cri d'ad- 
miration en la voyant ; ils félicitèrent 
Dorval , d'une fi charmante . poflefi- 
fion : il n'y en eût point qui ne fut 
jaloux de fon marché , & qui ft'efpé^- 
rât de partager un jour avec lui les 
bonnes grâces d'une fi jolie perfonne ; 
tbus,en vantant la félicité de Dorval , 
laifferent entrevoir leurs defirs & 
leurs efpérances; la converfation s'ar 
niriia ; Sophie , peu faite aux propos 
qu'elle entendoit , rougiflbit à chaque 
infiant ; fa confufion augmenta les 
plaifanteries & les prétendus bons 

Biv 



mots de la compagnie ; on ftmptt* 
ta à tout autre motif , qu'à celui 
qui la catifoit réellement , la modeftie 
& l'innocence ; fa fituation étoit pé- 
nible ; elle attendoit avec impatience 
que le Magiftrat l'en délivrât; elle ne 
yoyoit venir perfonne , elle en fré- 
miflbit ; fës yeux, à chaque minute , 
fe tournoient du côré<te ta porte;elle 
prêtoit l'oreille au moindre bruit; 
rien ne paroiflbitjelle foupiroïten 
fecret : elle avoit de la peine à fe dé- 
fendre de quelque défiance ; les pro 
méfies qu'on lui avoit faites la ra£» 
furoient cependant; mais elle crai* 
gnoit qu'on ne les exécutât trop tard; 
dans quel embarras un délai pourroit- 
il la jetter ! elle étoit déterminée à 
fe défendre , . à mourir plutôt que 
de mériter les avantages qu'on lui 
propofoit ; mais quelle eft la réfif? 
tance d'une jeune fille ? Comment 
repouffera -t^elle la force? Un homme 



qoï a été capable de Tachetter, ref» 
peôera-t-il un bien qu'il croit à lui ? 
N'aurat-il pas même la lâcheté d'em- 
ployer la violence ? , 

Ces reflexions ajoutaient à fon in- 
quiétude , elle augmentoit à chaque 
infiant ; on fe mit à table , ïes dit- 
cours libres des convives n'étoient 
pas capables de la raffurer ; elle ne 
ttevoit pas efpérer cfy trouver on 
proteôeur ; il n'en étoit aucun qui 
n*etit payé bien cher le bonheur d'être 
un infiant à la plàcelte DorvaL 

Les heures s'écouloient cependant, 
le fouper approchoit de fa fin , Yxtny 
patient Dofval vouloit hâter le mo* 
ment de fes pfaifirs. Mes amis,di- 
foit-il à fes convives , votre préfence 
m'a toujours été agréable : elle me 
le fera beaucoup demain ; mais pour 
aujourd'hui vous me permettrez <f ea 
nferfans façon, mon excufe efl de- 
vant vos yeux ; je vous garantis m 

Bv 



; 



J4 

complaîfance quand vous ferez dans 

le même cas : ayez-en un peu pour 
moi. On plaifanta beaucoup de ce 
compliment : à la fin on le trouva 
raifonnable ; on fe xlifpofoit à fatis- 
faire Dorval ; Sophie étoit remplie 
de trouble & d'effroi : cet état ne 
dura pas plus longtems. 

Un inconnu s'avance , il entre fans 
fe faire annoncer dans l'apparte- 
ment où la compagnie étoit affem- 
blée & fe préparent à prendre con- 
gé. Sa préfence étonne tout le mon- 
de; Dorval fe plaint de ce .qu'on vient 
le troubler dans cette maifon; il 
parle avec aigreur à cet homme ; 
quel motif peut l'amener à cette 
heure, dans fa maifon de campagne ? 
l'inconnu ne lui répond point , il fe 
contente de lui préfenter un papier ; 
Dorval l'ouvre , y trouve un ordre 
du Roi, qui lui défend de troubler 
l'Exempt qui fe préfente chez lui > 



35 • 

dans la commiflîon dont il eft chargé; 
étonné de cet ordre & de cette 
vifite , Dorval demande avec inquié- 
tude de quoi il eft queffion. 

Monfieur , répond l'Exempt , vous 
êtes le maître de recevoir chez vous 
toutes les perfonnes que vous voulez - 
mais permettez-moi de vous le dire, 
vous ne connoiffez pas cette vieille 
dame & cette jeune demoifelle ! fans 
doute ce n'eft pas ici que je ferois 
venu les chercher , fi vous les aviez 
mieux connues ; j'ai ordre de les arrê- 
ter toutes les deux ; mais afin que vous, 
ne les confondiez pas enfemble , je 
vous expliquerai mes ordres avec 
un peu plus de détail ; je vai s 
conduire madame , ajouta - 1 - il en 
déiignant la Janam , dans une maifon 
de force , où elle expiera les crimes 
qu'elle à commis fans doute , & prin- 
cipalement le dernier dont elle à vou- 
lu fe rendre coupable ; - le tems , le 
lieu , les circonftaaces dépofent en 



faveur des éclairciflements qu'on a 
reçus : quant à mademoiselle , con- 
tinua-t-il en montrant Sophie , cite 
n'a qu'à choifir le Couvent qui lui 
conviendra le mieux , je l'y accom- 
pagnerai ; elle n'y manquera de rien* 
elle fera la maitreffe de le quitter 
quand il lui plaira , & fi elle a quel- 
que vue pour fe marier , elle ne doiv 
nera pas feulement à fon époux une 
femme aimable & refpettable par fa 
vertu, elle lui portera encore une 
dot que la biçnfaifance doit à la &» 
gefle qu'elle a montrée. 

Toute ta compagnie refta ftupé* 
faite à ce difcours ;. Dorval ne put 
voir {ans douleur y l'obftacle qu'oit 
mettait à fes plaifirs y il regarda So- 
phie ; l'air de faîisfaâion répandue 
fur fon vifage , hii apprît qu'il avoit 
d'abord mai jugé d'elle : voyant qu'il 
n'y avoit point de remède y iL vouk 
lut fe faire un mérite de fa fournit 
fioa ; il s'approcha d'elle & lui fit 



ies excufes de ce qui s'étoit pafl& 
Vous n'avez pas befoin de vous 
^uftifier,reprh l'Exempt; vous n'avez 
fait que ce que tout autre auroît fait 
fans doute à votre place ; il eft bien 
peu d'hommes qui euffent le courage 
de refufer te bien qu'on vous avoit 
offert ; vous ne deviez pas être plus 
délicat qu'une mère ; cette femme 
feroit unmonftre, fi elleétoit réelle • 
ment celle de Sophie , & cette aima- 
ble fille feroit trop malheureufe , fi 
elle lui devait le jour ; mais la Janam 
n'a fait que relever ; je faurai d'elle 
de qui elle tient Sophie ; (es indices 
pourront peut-être me faire parve- 
nir à découvrir les parens barbares y 
qui ont abandonné un enfant qu'ils ne 
xnéritoient pas , & l'ont livrée à une 
fcélérate qui la gardoit pour la proâ»» 
tuer. 

La Janam tremblante & demi-morte 
de peur , répéta ce qu'elle avoil déjà 



dit à fa pupille , en jurant qu'elle n 9 ea 
favoit pas davantage ; on lui deman- 
da le nom de la mère de Sophie, il 
paroiffoit impoflible qu'elle l'ignorât. 
Je ne fais pas quel étoit fon état , 
répondit-elle , la fage femme qui Pâc- 
coucha me remit fon enfant , elle 
vint une fois la voir avec elle ; on 
m'a affurée qu'elle étoit morte : je ne 
l'ai entendue appeller que du nom 
de Dorothée. 

Dorothée, s'écria Dorval , quel 
nom dites-vous. . . Sophie. . . Se pour- 
voit- il ? . . . Achevez, madame Janam, 
dans quel.tems reçût ez-vous cette en- 
fant ;* il y a dix-huit ans , répondit- 
elle; elle ne faifoit alors que de 
naîrre ; fa mère dans la vifite qu'elle 
me fit , ôta de Ion cou lé collier que 
vous lui voyez actuellement , & l'at- 
tacha à celui de Sophie , c'eft une 
parure que je lui ai toujours confer- 
vée. 



39 
Dorval porta les yeux fur ce col-' 

lierai pria Sophie de le lui laitier exa- 
miner de plus près ; cette aimable 
fille le détacha. Je n'en puis douter , 
s'écria Dorval ; oui , c'eft le même 
ornement que je donnai à Dorothée 
la veille de monf départ ; les diamans 
font les mêmes , on n'a rien changé 
à la monture : Sophie ! Sophie ! vous 
êtes ma fille ! mon cœur m'en allu- 
re, & mes yeux trouvent en vous les 
traits qui m'avoient charmé dans 
votre mère l 

Sophie interdite , ne favoit fi elle 
veilloit; elle trou voit un père dans 
celui qu'elle avoit regardé jufques-là > 
comme fon perfécuteur ; elle tomboit 
à fes pieds , lui prenoit les mains , 
les mouilloit de fes larmes , & ré* 
pondoit à fes carefles. 

Cette feene touchante attendrit 
toute- la compagnie. O ma fille ! s'é- 
crioit Dorval,en quel tems retrouves- 



4<> 
tu ton père ! Dans quelle cïrcoirf- 

tance ! Dans un moment oit il alloït 
fe fouiller du plus noir des crimes > 
où il fc propofoit de te preffer dans 
fes bras inceftueux. O monfieur, 
difoit-il à l'Exempt, que ne vous dois- 
fe point ? De quel précipice affreux 
venez- vous de me retirer ? Non , je 
n'oublierai jamais cette obligation; 
ma fille , ma chère Sophie , tu n'as 
connu encore que les foibleffes & 
les erreurs d'un perc ", tu en éprou- 
veras la tendrefle ; ta vertu ne rou- 
gira plus , elle paffe dans mon cœur , 
elle le pénétre ; tu m'arracheras k 
mes égarements , ce fera ton trioo- 
phe , celui de la nature. 

L'Exempt conduifit la fauffe mère 
â la maifon de force j il laiffa Sophie 
entre les bras de fon père , & courut 
rendre compte au Magiftrat de ce qui 
venoit de fe paffer fous fes yeux» 

Dorval en perdant fa maitreffe t 



4* 
retrouva une fille tendre & gagna 

beaucoup à cet échange. La vertu , 

la délicateffe & le bon fens de Sophie 

firent fon bonheur. Il travailla à lui 

affurer fon nom & (es richeffes ; il la 

reconnut publiquement pour fa fille 

& pour fon héritière , il revêtit cet 

aûe de toutes les formalités nécef- 

faires ; elle méritoit ce bonheur , Se 

tout le monde applaudit aux démar* 

ches que fit Dorval pour l'aflurer. 




\ 



4* 

ZILA. ATIS. 

IDYLLE. 

\J N jour à fa bergère , Atis porte ait 
oifeau. 

Je l'ai pris , lai dit-il , fous le prochain. 

berceau ? 

récois caché fous le feuillage , 

Et je tenais à tous ce gracieux langage. 

<« Venez , c'eft à Zila que je veux vous offrir* 

» Eft-il quelqu'un de vous qui veuille itre 

farouche I 

»» Petits oifeaux ! combien elle va vous 

chérir ! 

a» Vous aurez tout le jour des baifers de & 

bouche \ 

m Vous ferez nourris de fa main , 

» Vous ferez admis dans fa couche > 

» Et vous dormirez fur fon fein# 

Cet innocent s'eft l'aUfé prendre* % 

On eut dit que , charmé d'un auflî beau 

deftin y 

Il fe prêtoit à mon deflein , 






4i 

Tant il fembloit peu fe défendra 

Z I L A. 
Bel ami ! tu veux donc habiter parmi nous : 
Ah / fais-nous ce plaifir , refte , je t'en' 

conjure* 
Nous t'offrirons une onde aufli fraîche , auffi 

pure 
Que J'onde qui s'échape à travers les cailloux? 
Des grains, des fleurs, de la verdure, 
Tous les plaifirs enfin qui flatteront tes goûts. 

Là bergère à ces mots , fur fon riant plumage 

GlifTa légèrement la main. 
L'oifeau battoit de l'aile , & de fon efclavage 

Tentoit de rompre le lien . 
Zila foupire» Hélas ! s'il a voit une amie.* • 
Dit-elle. Sam aimer peut on pafler fa vie ? 

Comme nous n'a-t-il pas un coeur ? 
Quand tu Tas pris , pçut-étre en ce moment 

d'horreur , 
Il venoit de quitter cette moitié chérie, 

Encor rempli de fon bonheur , 

Aveugle & fourd à tout lé refte , 

Il couroit au piège funefte , 

Sans en reçonoître l'erreur. 

Sa compagne l'attend fans doute. ,ï 



44 

Pour elle quel chagrin amer ! 
Ah ! mon bien aimé , qu'il en coûte 
De perdre pour jamais ce qu'on à de pli» 

cher ! 
tour an moment , tous deux , mettons-nous 

à fa place. 
Si l'on vouloit un jour me féparer de toi , 
Atis ! quelle affreufe dîfgrace ? .. » 
Y confentirois-tu , dis-moi ? 
Et fi je te perdois. . . Jufte ciel que j'implore I 
Epargnez à nos feux un fi trifte retour • • • 

Objet d'un immortel amour ! 
Que deviendroit Zila • • • Ta Zila qui 
t'adore S 

A cet infortuné , laiffons prendre Pefior. 
i Que nous ferons bénis ! quels tranfports l 

quelle fête ! 
Quand le couple amoureux va fe revoit 

encor ! 
Atis ! que de plaifir ce retour leur aprêtei 
Sel oifeau ! le te rends à tes premier^ 

liens $ 
Pars» tu diras à ton amie , 
Qu'enchaîné comme toi fous une loi chérie , 
En faveur de fes feux» ^ s & g race aux tiens. 



4J 



L'ORACLE. * 

V/N n'évite pas les arrêts de la 
deftinée ; les moyens que Ton prend 
pour les détourner , les précipitent 
prefque toujours : tel auroit vécu 
fort tranquille > fi Ton inquiétude ne 
lui avoit fait chercher le fort qui Pat- 
tendoit dans l'avenir. Ceft ainfi que 
les Dieux ont voulu punir l'indifcreté 
curiofité des hommes ; ne fongeons 
point à pénétrer les fecrets qu'ils nous 
cachent , remercions - les plutôt de 
nous en avoir ôté la cpnnpiffance ; 
ç'eft un des plus grands témoignages 
de leur bonté pour nous. > 

Dprus régrçpit fur la Lydie ; fe$ 



- ii " nif t;— — *m 



. * Ce Conte a para en Angloi$ , au com- 
mencement de Tannée 1 766 > on ttoiiteici 
nlutft; (ju'o^ ne le pra4aic f 



4<* 
conquêtes avolent aggrandi l'état 

dont il avoit hérité de fes pères ; il 
jouiffoit enfin du repos , chéri de 
tous les peuples fournis à fâ domi- 
nation , occupé du foin de les rendre 
heureux ; mais il ne l'étoit pas lui-» 
même. Le ciel n'avoit point encore 
béni fon himen ; envain il lui deman- 
doit un héritier , qui , inftruit par ks 
leçons & par fon exemple , pût rem- 
plir avec dignité le trône qu'il devoit 
lui laiffer un jour , & travailler après 
lai à -la félicité de fon empife. C'étoit 
le dernier vœu de ce bon Roi ; il étoit 
inquiet fur le fort de fes fujets , lors- 
qu'il ne feroit plus. 

Ce fouhak généreux méritoit d'être^* 
exaucé : il le fut enfin ; là Reine ac- 
coucha d'un fils ; Dorus éprouva la 
fatisfaâion la plus vive ; la Lydie 1» 
partagea , la joie fut univerfelle ; on 
remercia les Dieux , on les confulta , 
félon l'ufage , fur la deftinée de l'eft-:. 



47 . r 
/ant ; cette cérémonie le fit avec 

l'appareil le plus impofant : on la 
rendit plus magnifique qu'elle ne l'a- 
voit jamais été. 

Lorfqu'on eut achevé tous les pré- 
paratifs 9 on marqua un jour pouf 
cette pompe augufte ; le peuple qui 
Pattendoit avec impatience , fe ren- 
dit en foule au temple ; auffi-tôt qu'il 
fut arrivé , le Roi y parut fuivi de 
toute la cour ; il prit l'enfant des 
mains de fa nourrice, & le remit 
entre celles du Grand-Prêtre , qui le 
plaça fur le facré Trépied : on com- 
mença les facrifices , plusieurs viâi* 
mes furent immolées pour rendre 
grâces aux Dieux , & les rendre fa- 
vorables ; le Pontife examina leurs 
entrailles ; le Roi , la Cour & le 
Peuple avoient les yeux attachés fur 
lui ; ils fembloient chercher à dévi- 
neç dans (es regards l'oracle qu'il 
devoit annoncer. On vit d'abord avec 



4* 
joie laférénité briller fur fon vifage < 

au premier coup d'oeil qu'il jetta fur 
l'intérieur des viâimes,elle fit bientôt 
place à quelques mouvemens d'inquié- 
tude & de chagrin qui fe firent 
fentir à toute Faffemblée. Le Grand- 
Prêtre continua fon examen ; il parut 
pendant quelque tems plongé dans 
.une méditation profonde ; il en fortit 
enfin , & s'éloignant de l'autel , il fe 
tourna vers le Monarque , & lui 
adrefîa ces mots : 

« Les Dieux te chériflent ! Dorus, 
*» ils t'ont donné ce fils comme un 
♦> gage de la faveur dont ils t'hono- 
» rent ; ta deftinée fera heureufè ; la 
*fiennene|m'e{t pas connue.LesDieux 
» ont épaiffi le voile qu'ils ont éten- 
» du fur l'avenir ; j'entrevois un mo 
* ment" terrible ; je ne vois point ce- 
»lui qui le fuivra ; une main bien 
» chère s'arme contre lui ; qui pourra 
p fufprendre les coups ? Le lang cou- 

lerat- 



49 
•> fera-t-il ! la mort frapperai- elle ! 
» le Ciel n'a pas voulu me le révé- 
» 1er. » 

Ce difcours porta le trouble dans 
l'ame de tous les aflïftans ; Dorus 
accablé fe retira dans fon Palais , 
implorant les Dieux, & les fuppliant 
de ne pas empoifonner leur bienfait. 

Quand il fut un peu revenu à lui- 
même , il réfléchit fur l'Oracle , il 
l'examina avec attention ; il tâcha 
de démêler le fens qu'il renfermoit ; 
*>n fils étoit menacé d'un malheur , 
comment pourroit-il parvenir à le 
détourner ? 

Incertain , inquiet , il courut à 
^appartement de la Reine dans le 
deffein de la^ônfulter ; elle étoit déjà 
înftruite de la réponfe du Grand- 
Prêtre ; il la trouva noyée dans les 
larmes , gémiffant de fon infortune , 
appellant la mort & livrée à un dé* 

C 



5<> 

fefpoir qui mettoit fa vie en danger; 
Il fe vit forcé de U confolçr , pendant 
qu'il avoit befoin d'être confolé lui- 
même 9 de lui cacher fes terreurs & 
fk tâcher de lui infpirer des efpéran»- 
ces qu'il n'avoit pas. £n imaginant 
des motifs de confolation , il en 
trouva quelques-uns qui le féduifi* 
rent. Cette main bien chère , dont TO- 
yacle menaçoit fon fiU , lui parut 
f tre celle d? quelqu'un de fes parens ; 
pour le mettre à l'abri de l'attentat 
qu'il avoit à craindre , il lui fembla 
néceffaire de l'éloigner de fa Cour 9 
de le faire élever loin de fe famille & 
dans robfcpritérfl efpéra que le tems 
pu te bonté des Difcux feroit naître 
quelqu'çvenement qui lui feroit fa- 
vorable. 

. Le malheur eft toujours crédule ; 
il adopte avec tranfport toutes les 
chimères qui le flattent ; la Reig? 



s 



11 

ranimée fe remplit de la confiance 
qu'elle voyoit à fon époux ; quelque 
douloureux qu'il fut pour elle de (e 
féparer de fon fils , elle y confentit 
dans l'idée qu'il feroit plus heureux. 
Dorus fe hâta d'exécuter le projet 
qu'il avoit conçu ; il croyoit n'avoir 
point de tems à perdre ; chaque ins- 
tant de délai le faifoit trembler ; il 
«nvoya chercher Orixis ; c'étoit uti 
homme qui avoit les connoiflances 
les plus profondes & les vues les plus 
vaftes. Il avoit été d'abord le com- 
pagnon des armes de fon Roi -, après 
s'être diftingué dans les combats , il 
avoit été appelle à i'admintfratioh 
du Royaume ; il y préfidoit avec 
tfuccès ; (es talens le rendorent cher 
au maître & aux fujets. II étoit reirt- 
pli de la plus grande ambition j ce* 
pendant il s'étoit conduit d'une ma- 
nière irréprochable ^ excepté datô 



5* 

quelques occafions,oii pour parvenir 

à fes fins , il s'étoit écarté légère- 
ment de Pexaâe probité ; mais il avoit 
eu Fart de fe cacher aux regards du 
public. 

Orixis ne tarda pas à fe rendre 
.auprès de fon maître ; celui-ci l'in£- 
truifit de fes craintes & de fes efpé- 
rances ; il lui apprit qu'il Pavoit 
choifi pour guider la jeuneffe de foa 
fils , & lui fit part du deffein qu'il 
avoit formé pour le fouftrairç aux 
.dangers dont fes jours étoient me- 
nacés* 

Touché de cette marque, de con- 
fiance , Orixis réfolut de la mériter. 
Il prévit de grands avantages dans 
4 9 emploi dont il alloit être chargé ; il 
.et oit sûr de s aflurer l'amitié de l'hé- 
ritier du Thrône ; que ne devoit-il 
.pas attendre de fa reconnoiflance ? fa 
^puiffance & fa grandeur ne pouvqiçilt 
gu'augm^itçr. 



55 

II connoiflbit une retr^tre folU 

taire , ignorée de tout le monde , 
fituée au milieu d'une forêt épaiffe 
que Ton croyoit habitée par les 
Dieux , & dans laquelle les Lydiens 
refpeâueux & tremblans «n'avoient 
jamais ofé pénétrer * ce fut l'afyle qu'il 
propofa de donner au jeune Prince. 
Il convint avec Dorus qu'il viendrait 
le prendre au milieu de la nuit , pour 
Fy conduire. 

La Reine cependant affaiblie par le 
mal & par les chagrins que l'Oracle 
lui avoit fait éprouver , accablée du 
départ néceffaire de fon fils,touchoit 
à fes derniers momens ; elle l'em- 
brafla pour la dernière fois ; & après 
avoir eu une conférence fecrette 
avec le Grand-Prêtre , fans' autre 
témoin que la nourrice du jeune 
Prince , elle mourut , enkùdifant 



54 
fedieu & .en le recommandant i la 

proteftion puiffante des Dieux. 

Orixis arriva dans cet infiant ; il 
reçut dans fon char le fils de fou 
maître ; la nourrice y monta avec 
deux femmes efclaves , & fon pro- 
pre fils , qui s'appelloit Agénor , fie 
qui devoit être élevé avec l'héritier 
de Dorus. * 

Quelques années s'écoulèrent fans 
qu'il fe paffât rien de remarquable ; 
les deux enfans conçurent l'un pour 
l'autre l'amitié la plus rendre -, leur 
éducation lut la. même ; leurs pro- 
grès lurent égaux j ils partagèrent 
enfemble leurs études & leurs plal* 
firs. Le Roi que la tendreffe pater- 
nelle conduifoit fouvent dans leur 
fclitude , applaudiffoit à leur union ; 
il voyoit avec plaifir la fenfibilhé de 
fpn fils ; un Roi capable d'amitié 



(ferait être cher à fes fafeis : il de* 
voit faire leur félicité. 
. Quand le Prince fut parvenu à 
l'âge de quinze ans , {on père jugea 
à propos de le faire venir à Ta Cour; 
le tems avoit effacé les premières in* 
preffions que l'Oracle avoit faites fur 
ion efprit ; le Royaume jouiffoic 
d'une paix profonde ; point d'enne* 
dis à craindre au dehors , auciu* 
trouble au dedans ; il efpéra que le* 
I>ieux étoient appaifés ; il ne put 
fapporter plus longtem féloigne- 
mew d'un as qui faifoit fes délice* 
Ht {on efpoir. 

; Le jeune prince fut bientôt inf- 
fruit de ce deffein ; fatisfait de. fa 
(biitude , il n'avoit jamais defiré de» 
honneurs &un éclat qu'il ne connoiC 
foit que par les récits qu'il avoit en-* 
tendus ; il fentoit que fa deftinée Pap* 
pelloit ailleurs ; il attendoit fans im* 

Civ 



5* 

patiance les volontés de fon père à 

cet égard ; il reçut fes ordres avec 
rëfpeâ ; il lui démanda feulement 
qu'en quelque lieu qu'il voulut l'ap- 
peller, il ne le féparât point de 
fon cher Agénor , & qu'il pût trou- 
ver fon ami aux pieds du Thrône i 
Comme au fond de cette forêt oh il 
avoit été élevé. Dorus y confentit £ 
il embrafla fon fils , & le confirmai 
dans ces fentimens ; Agénor parte* 
gea lès honneurs qu'on rendoit au 
Prince ; il arriva à la Gour avec lui 
gu milieu 4es acclamations du peuple» 

Ni l'un ni l'autre ne. paroiffoient 
pas- avoir été nourris dans les bois ; 
ils ne furent point déplacés dans le 
monde ; ils eurent bientôt acquis, 
tout ce qui pouvoit manquer à leur 
éducation. 

Le Roi les regardoit avec étonne-, 
oient i il fembloit les aimer égale; 



57 
ment tous les deux ; voulant rendre 

fort fils digne du dépôt qu'il de voit fui 
confier , il chargea Orixis de l'info 
traire dans l'art de régner , de lui 
développer les intérêts de la Lydie , 
fes forces , fes reflbnrces , ce qu'elle 
avoit à efpérer ou à craindre de fes 
Voifins. Le Mmiftre fier de la gloire 
de donner des leçons à fon maître , 
ne négligea aucun des foins que ce 
nouvel emploi exigeoit de lui ; il 
s'attacha fur-tout à lui rendre fa mei- 
fon agréable ; il l'y attirait tous les 
jours y en y réunifiant ritïftruâioti 
& le plaifir ' y Àgénor les partage oit ; 
il accompagnoit par-tout fon ami. 

Orixis avoit une fille unique ; elle 
entroit dans l'âge où le cœur qui 
commence à fe connoître , éprouve 
le befoin d'aimer , où les charmes fe 
développent &ç font fentir leur pou- 
voir j If mené > c'étoit fon norn,aypfo 

Cv 



tout ce qu'il faut pour plaire , & la 
beauté de fon ame , égaloit celle de 
fa perfonne. 

." Le jeune Prince ne la vit pas fans 
émotion ; il oublia bientôt que fou 
iuftruâion feule le conduifoit chez 
Orixis ; un autre motif lui fit multi- 
plier fes vifites. Agénor de fon côté ne 
vit pas Ifmene avec indifférence : fes 
charmes firent une imprefïïon pro- 
fonde fur fon cœur , & il prit tout le 
foie poffible pour là cacher à fon ami» 
Orixis ne tarda pas à découvrir la 
paffion du Prince pour fa fille ; fon 
ambition en fut flattée ; il efpéra de 
voir Ifmene fur le Thrône ; il tra- 
vailla en fecret à lui en applanie le 
chemin > PefTentiel étoit de porter 
Famour du Prince à fon plus faut 
degré : pour cela il lui facilita les 
moyens de voir Ifmene ; le Prince en 
profita , & s'enflamma tous les pues 
davantage* 



19 

îlétoh impoflîble qu'if ne confiât 
pas l'état de Ton ame à fou ami. Qulf. 
mené eft aimable , lui dit il un jour ! 
que je ferojs heureux fi je pouvois lui 
infpirer de l'amour !• mais helas ! 
dois-je Fefpérer ? fon ame eft encore' 
iafenfibïe - f elle )4>uk dû repos que je* 
gôûtois avant de la connoître : qu'elle 
fera mort infortune, fi les feux qui 
me confument n'échauffent point fon 
oœur ! Confeille-moi , mon cher 1 
Àgénor. Que dois-je faire ? parierai-* 
je à fon père ? m'adreflerai-je au 1 
mien ? l'ofFenferois-je fi je m'affuroisr 
de leur aveu , avant de m'être affuré 
du fien ? 

Ces mots accablèrent Agénor : if 
ri'y vit que la ruine de tes efpérances, 
& la certitude de (on malheur ; il fit 
un effort fur lui-même pour rènfer*' 
mer fon trouble & fa douleur. O mon 
cher Prince . s'éeria-t-il ! il eft ira* 

Cvj 



io 
poffîble qu'on ne réponde pis à va? 
Ire tendrefle : eft-ce à vous à conce- 
voir des craintes ? Le Prince raffuré r 
encouragé par ce difcours , fe déter- 
mina à voir Ifmene pour lui déclarer 
(a paflion ; il voulut que ion ami l'ac- 
compagnât : vous me féconderez r 
lui dit-il , c'eft à l'amitié que l'amour 
veut devoir une partie de fa félicité» 
Agénor éprouva dans cette occa- 
fion les chagrins les plus violens ; il 
adoroit Ifmene t il falloit qu'il re- 
nonçât à l'efpoir de la pofféder , à 
celui de l'attendrir un jour ; il prit la. 
téfolution de céder à fon ami : il 
s'encouragea à voir fa félicité fans, 
envie ; il fe perfuada que le Prince 
avoit de grands avantages fur lui ; 
£t naiflance , fon rang T fes vertus 
dévoient toucher Ifmene ;. en pefànt 
fortement fur le mérite de fon rivai, 
il cherchait à fe convaincre qufil 



6i 
ta'auroit jamais été préféré , & cette 
idée fembloit le confoler de la perte 
qu'il de voit faire. Au milieu de ces 
réflexions , il s'en préfentoit cepen- 
dant d'autres qu'il ne pouvoir pas re- 
poufler ; il croyok avoir vu dans les 
yeux d'Ifmene qu'elle avoit apperçu 
ta paffion , qu'elle le plaignoit & 
qu'elle lui difoit : pourquoi nitcs-vous 
pas te Prince ? Cette idée ranimoit 
fa fbibleffe : la raifon avoit de la 
peine à la furmonter. 

Agénor étoit encor rempli de ces 
penfées qui le déchiraient , lorfqu'il 
arriva auprès d'Ifmene ; il vit le Prince 
en entrant fe jetter à fes pieds , lui 
déclarer qu'il l'adoroit depuis l'inf- 
tant où il l'avoit vue , lui avouer 
que fon deftin étoit entre fes mains, 
& la conjurer de répondre à ùt 
tendrefîe» Agénor éperdu attendoit 
ta tremblant ce qui réfulteroit de 



6% 

cette fcene fi douloureufe pour Itfi ; 
ïfmene x ne put d'abord montrer que 
de l'étonnement ; elle fupplia le 
Prince de fe relever , il étoit encore 
à fes pieds : elle lui rappella fon rang. 
Oubliez-le , s'écria le Prince : ne 
voyez en moi que l'homme qui vous 
adore. J'attends tout des bontés de 
mon père : il ne me refitfera pas ce 
qui peut feul faire ma félicité. . . Elle 
ne dépend que de vous- Mon cher 
Agénor , ajouta-t-il , parle en ma fa- 
veur , rends juftkeà mon amour. .. 
Mes fentimens , belle Ifmene , ne lui 
font pas inconnus : c'eft un autre 
moi-même. 

Ge difcours jetta la fille d'Orixis 
♦dans quelque confiifion ; elle rougit , 
elle fixa fes yeux fur la terre. Agénor 
ne montra pas moins d'embarras , 
mais il revint bien vîte à lui-même ; 
il affura Ifmene.de la fmcérité de k 



6$ 

déclaration du Prince. II vous aime ; 

lui dit-il , d'une voix tremblante ; je 
fuis inftruit de fa tendreffe & de fes 
defleins , & je fais que vous méritez 
tout ce qu'il fe propofe de faire pour 
vous 5 le Thrône vous attend , vos 
vertus vous en rendent digne ; vous 
lui prêterez un nouvel éclat, 

Ifmene leva les veux fur Agénor. 
Elle répondit que l'afpeû des gran- 
deurs ne réblouifToit pas , qu'elle 
connoiflbit fes devoirs dont elle efpé- 
roit de ge jamais s'écarter ; & elle 
fortit aufîîtôt de l'appartement. 

Le Prince fut anéanti : quoique 
Àgénor put tirer des conféquences 
flatteufes pour lui de la manière dont 
elle s'étoit conduite , il n'ofa pas y 
fixer fon imagination : il ne vit que 
h douleur de fon ami ; il chercha à la 
foulager. Pourquoi vous allarmer, 
lui dit-il , peut-être qvte le fentitnent 



?4 
du devoir Ta emporté fur l'inclinai 

tion ; effrayée de la diftance qui eft 

entre le Souverain & fa Sujette , elle 

a du craindre votre paffion. Tâchez 

de l'obtenir du Roi votre père : U 

vous aime , pourroit-il refufer fou 

confentement à votre bonheur ; fa 

puiffance & fa grandeur font affei 

aflurées pour n'avoir pas befoin de 

ces alliances politiques , dont l'Etat 

tire tout l'avantage , tandis que le 

Monarque en gémit. Âffuré de fon 

aveu , vous trouverez Ifmcne moins 

timide & moins circonfpeâe : elle ne 

craindra plus de vous avouer un 

amour qu'elle ne pourra vous refta- 

fer , & que fans doute elle éprouve 

déjà. 

Le Prince approuva l'avis de fon 
ami , & for le champ il courut fe 
jetter aux pieds de fon père. 

Ce ne fut pas fans peine que D«* 



«5 
rus accorda fon confentement : 3 fe 

laiffa toucher par les larmes & les 

infiances de fon fils $ celui-ci ne l'eut 

pas plutôt obtenu , qu'il courut en 

informer Orixis , qui reçut cette 

nouvelle avec tranfport , & qui ta* 

cha de dérober fa joie fous les dé- 

monftrations d'une feinte humilité. 

11 fe prefla d'aller préparer fa fille aiv 

fort qui l'attendoit ; il ne doutoit 

point de fon ravinement : il fe pro- 

pofoit de lui apprendre à le déguifer ; 

quelle fut fa furprife quand il la vit 

infenfible à fa prochaine grandeur , 

l'écouter d'un air inquiet 9 baiffer 

fes yeux timides & fondre en larmes 

un moment après ! Il lui fit de tendres 

reproches auxquels elle répondit avec 

foumiflion : pardonnez - moi , mon 

père , hélas ! la félicité n'eft pas ton- 

jours dans la grandeur. Quoique vous 

ordonniez, mon devoir eft de me 



66 
foumettre i mais fi je vous fuis chère, 
écartez loin de moi cet hymen. 
'• Comme elle difoit ces mots dont 
fon père étoit défefpéré , le Prince 
arriva : il n'avoit pu contenir plus 
longtems fon impatience. L'embar- 
ras d'Orixis , les larmes dlfmene ne 
Kii permirent pas de douter de ce qui 
Venoit de fe pâfler ; il exprima fa 
douleur & fes regrets avec toute là 
vivacité de la paffion ; il voulut fe 
retirer après s'être expliqué : Orixii 
Parrêta ; ma fille , lui dit il , quel* 
que ingratte & quelque mfenfibtt 
qu'elle vous paroiffe , connoît fe$ 
devoirs Scies remplira. Non , repfr 
qua le Prince , je ne veux rien devoir 
à la foumiffion : je veux tenir tout de 
fon cœur ; la contrainte ne ferviroit 
qu'à me rendre pour jamais odieux à 
fes yeux , & méprifable aux miens j 
le tems , mon amour & mes foins là 



«7 
toucheront peut-être. Trauquillife* 

vous charmante Ifmene , votre père 

n'abufera point de Ton autorité : &C 

s'il le tentoit , foyez fûre que je ne 

ferai ufage de mon pouvoir que pour 

vous défendre. Le Prince fe retira 

en achevant ces mots ; il goûta 

pendant quelques inflans , le plaifir 

que donne l'exercice de la vertu -, il 

fufpendit les tourmens inséparables 

de l'amour méprifé ; mais ils fe firent 

bientôt reffentir : cette fufpenûon 

fcmbloit en avoir augmenté l'aâivité. 

Orixis dans le même tems, ou- 

blioit fa tendreffe pour ne fe fouvemc 

que de fon ambition ; il accabla fa 

fille des reproches les plus durs : il 

ne la pria plus , il employa les me* 

naces.'Il connoiffoit affez le cœur hu» 

main pour foupçonner que le Prince 

n'étoit refufé que parcequ'on en ai* 

«oit un autre. Cette idée qui fut 1% 



68 
première qui fepréfenta à fon efprît 
le remplit de fureur ; il épia les re- 
gards de fa fille , lorfque quelqu'un 
paroiffoit devant elle ; il n'eut pas 
de peine à lire au fond de fon cœur ; 
pe rfuadé que fi elle aimoit elle avoit 
fans doute un confident /il interro- 
gea les efclaves qui la fervoient ; 
le urs rapports joints aux remarques 
qu'il avoit déjà faites l'éclairerent ; il 
apprit avec rage qu'Agénor étoit le 
feul obftacle qui s'oppofoit au bon- 
heur du Prince , & au fuccès de 
l'ambition dont il étoit dévoré : dès 
ce moment il réfolut fa perte. 

Le Prince cependant tomba dans 
une mélancolie cruelle qui fit le 
malheur de fes jours. C'eft envain 
qu'on chercha à la diflîper ; il fuyoit 
les fêtes & les plaifirs ; occupé de 
fes chagrins , il ne jouiflbit de rien ; 
tous les hommes lui étoieot devenus 



6 9 

tedïeu* ; le feul Agénor ne le quittait 
point : il lui avoit rendu fa préfence 
néceflaire : il pleuroit avec lui & le 
confoloit. Un jour qu'ils étoient allés 
à la campagne , qu'ils s'étoient en- 
foncés dans une forêt épaiffe dont la 
fombre horreur étoit conforme à la 
fituation de l'ame du Prince , il fut 
attaqué par des hommes armés & dé- 
guifés ; Pun deux s'écria : Jgcnorfi- 
condc-nous , nous ne combattons que 
pour toi. Agénor effrayé du danger 
que courdft (on ami , fe jetta au de- 
vant de lui „ para les coups qu'on lui 
portoit ,. lui fit un rempart de foi* 
corps * &c te défendit avec tant de 
fuccès qu'il mit les affaillans en fuitei 
&C conduifit le Prince dans ion Palais 
Mon cher ami, lui .dit le fils de Do* 
tus , «de q u ^l danger tu viens d'échap^; 
per ; il n'y en avoit point pour moi , 

p hi vu ; pn feignait de m'attaquçr > 



7 Ô 

mais on en vouloit à ta vïe % ta a* 
fans doute des ennemis : ils font à la 
fois formidables & fecrets. A peine 
avoit-il achevé ces mots , qu'une 
troupe de foldats fe préfenta & arrêta 
Agénor. Le Prince tiroit l'épée pour 
défendre fon ami , lorfque l'Officier 
qui commandoit ce détachement lui 
dit , qu'il étoit chargé des ordres du 
Roi ; le Prince fentit que quoique Agé» 
tior fût innocent , il deviendront cou- 
pable par fa réfiftance : il embraffa fon 
ami,& le laiflant aux foldÊts qui l'en* 
traînoient , il revint à la Cour & 
Vola aux pieds de fon père. 
' O mon fils , lui cria le Roi auflitôt 
qu'il l'apperçut 5 les t)ieux font fa- 
f isfaîts ; ils te rendent la tranquillité, 
einfi qu'à ton père ; tes jours font en 
fureté ; le traitre qui devoir t'aflaffi- 
**er eft pris dans (es propres pièges ; 
i*Oracle déclara à ta naiflance qu'unç 









71 

toàm cherè s'éleveroit un jour coiïf re 
toi ; le malheureux Agénor étolt 
l'ami de ton cœur , le compagnon 
de ton enfance : je le chérifibis moi* 
même ; il s'eft armé contre tes jours; 
les affafïîns l'ont nommé en t'att»- 
quant ; un fujet fidèle les a enten* 
dus ; il feignoit de te défendre pour 
n'être point accufé : le traître eft 
démafqué, il eft livré à ma vengeance, 
& dans l'inftant il va périr» Mon père, 
répliqua le Prince , ne foupçonnéz 
pas Agénor, n'outragez point la vertu* 
même : on vous trompe y témoin 
du combat , feul j'en puis rendre un 
véritable témoignage ; c'eft à fes jours 
qu'on en vouloit ; il les a expofts 
pour défefldre.lês miens ; je connofe 
le mérite de mon ami : les malheu- 
reux qui le calomnient le connoiffent 
.auflifans doute ; incapables del'iim- 
tèr ils l'envient & cherchent 4 fe 
détruire. 



Pendant que le Prince plaidoït aînfi 
la caufe de fon ami , le bruit du pré- 
tendu crime d'Agénor s'étoit répandu 
dans la Ville ; la multitude couroit au 
Palais en demandant juftice , & le 
ftbi pour appaifer le trouble qui s'é- 
levoit , ordonna qu'on le fît périr du 
dernier fupplice. 

Ifmene , dont l'appartement étoit 
.dans la partie la plus rétirée du Palais , 
Jîit la dernière à être informée d'un 
événement auquel perfonne n'étoit 
plus vivement intérefle qu'elle. La 
première nouvelle qu'elle en apprit 
la jetta dans la confternation ; elle 
tomba dans un profond évanouiffe- 
ment ; elle demeura quelques heu* 
tes entre la vie & la mort. Quand 
elle eut repris connoiflance , elle 
arrêta (es réflexions fur cette funefte 
aventure ; elle foupçonna la main 
fl'où parjoit le coup ; la puiflance de 

fou 



73 

fon père la fit trembler : elle ne douta 

point qu'il ne confommât prompte- 
ment le crime qu'il avoit réfolu de 
commettre. Elle s'accufa d'avoir caufé 
les malheurs d'Agénor en laiffant ap- 
percevoir la paffion qu'il lui avoit ins- 
pirée ; sure de ne la voir jamais cou- 
ronner , elle devoit la cacher avec 
le plus grand foin. 

Occupée , déchirée de ces idées 
lunettes , Ifmene fe* détermina à dé- 
livrer Agénor du péril auquel elle 
feule l'a voit expofé. Oubliant les de- 
voirs de fon fexe & de fon rang , 
elle courut à la prifon où fon amant 
étoit renfermé ; elle employa le nom 
de fon père pour fe la faire ouvrir , 
les gardes né réfifterent pas : elle en- 
tra dans ce féjour ténébreux & par- 
vint jufqu'à l'objet infortuné de fa 
tendrefle. 
Regarde-moi , lui dit-elle , levé 

D 



74 
les yeux ! Agenor , c'eft dans ctf 

moment terrible que j'ofe te faire 
l'aveu de mon amour ; je le dois à ton 
infortune , elle eft le crime de mon 
père : fon ambition t'a dévoué à la 
jnort , dans l'efpérance qu'elle pourra 
me placer enfuite fur un Trône que 
je détefte. Il a armé les fcélérats qui 
ont feint d'affaffîner le Prince ; il les 
a portés à déclarer que tu les avois 
employés. Je t'ai tout révélé : ta jus- 
tification eft dans tes mains ; tu dif- 
pofes aâuellement du fort de ton pp- 
preffeur ; mais rappelle toi que ce 
cruel ^û mon père. 

Ce titre (acre , répondit Agénor , 
ne fortira jamais de mon fouvenir ; 
votre père vivra , je préférerai tou- 
jours fa vie à la mienne. Comme la 
découverte de ce fecret expoferoit 
/es jours en confervant les miens , & 
vous entraînerait vous-même dans fa 



' f". ,-■■ 






,'t 



♦^ •>' 



*«i«r.-* 



75 
difgraçe , je ne le révélerai point : il 

ne fortira pas du feln à qui vous l'a- 
vez confié & je l'emporterai au tom- 
beau. Belle Ifmcne ! oubliez un amour 
que les Dieux condamnent puifqu'ils 
me puniflent : vivez pour régner y ' '£££S? 
foyez heureufe avec un Prince dont 
les vertus font dignes de vous. 

Il fut interrompu par l'arrivée du 
Prince même , qui ayant, après bien 
des difficultés , obtenu qu'on différât 
le trépas d' Agenor jufqu'au lendemaiA 
matin , étoit accouru vers la prifbiu 
Auflitôt que le cachot lui fut ouvert % 
il vola dans les bras de Ton ami ; ce 
tranfport ne l'empêcha pas d'apper- 
cevoir Iimene ; il demeura immobile 
d'étopnement ; fon vifage fe couvrit 
d'une pâleur mortelle ; fon fang fe 
glaça dans fes veines ; il voulut par- 
ler : fa langue ne trouva point d'ex- 
prcflions ; un filence profond & tej£ 

Dij 



il » 
f:. : 



7<S 
rîble fe joignît à l'horreur de ce lieu; 

il fembloit l'augmenter encore. Age* 
hor baiiToit les yeux : Ifmene retirée 
à une des extrémités du cachot, 
cherchent mais vainement à cacher 
fa confufiori & fon effroi. Le Prince 
prît ïc premier la parole, Se d'une 
voix foible & interrompue , il s'é- 
cria : Qit'ai-je vû!i:. Agénor ! Ifmene ! 
de quel trait affreux venez- vous de 
déchirer mon cœur J quel motif fi 
puiflant a pu conduire ici la fille d'O? 
rixis ? Qu'êtes - vous venu chercher 
dans le féjpiuf même du défefpoir & 
3e l'infortune -? Je vpnoi? auprès dé 
mon ami ; je le favois accablé fous 
le poids de fes fers , & dans l'attente , 
deia mort ;- je lûï dévois des foula- 
geméns • , . G'éft mon amante qui lé 
confolc.V M'avez- vous oublié tous 
les deux ?... Dieux ! trouverons- je un 
ï raitre où je çroyois voir lûvami dont 



11 . • 

je voulois fauver la vie,ou périr avec 
j lui. 

Arrêtez , répondit Agénor ; aban- 
donnez un infortuné au fort qui l'at-* 
tend ; rie l'humiliez pas par des re- 
proches. Il n'y a qu'un inftant que je 
mourois farts regret ; mais vous me 
faites éprouver à préfem Combien la 
mort eft terrible , puifque j'expire 
foupçonrfé d'un erime par mon ami' 
Prince , écoutez -moi, j'ofe parler 
fur le bord du tombeau : il eft vrai 
que j'aime Ifmene ; fi mon amour eft 
une offenfe , elle eft involontaire , 
& dans peu de niomens vous n'aurez 
plus rien à craindre d'un rival que 
peut-être an fond d$ votre cœur vous 
accufez d'avoir voulu vous affafliner > 
un jour viendra où vous vous rappeU 
ferez mes infortunes pour les- plain- 
dre : vous découvrirez enhn la ma- 
lice de mcfi ennemis ; mais mon fort 

D iij 



■■.■'■■;-■:[■'■':.:::"£...'$& 

'tf^/décide:,, 'jé-rrie-foumets à fa ri- 
gueur, êc je laiffe au tems le foin 
déTme jufijfier- &:- de venger mon 
* honrïëùr.v : ':.;'.', 
te ,**■■': Pendant que^ètte fcène fc paffoit 
jînltèîa*f> nfon r . Doras ayant appris 

^t5 ^gfj^ " ene éto f nt P ar ' 

Vmis- PPl^^gcnor , leur en- 

~^-%ÊÊgÊff& Officier 'de fes Gardes pour 

^^^^'l^u^CT^mïecde^a part de fe retirer, 

dignation. 

va précifément à 

:e attendri venoit 

nouveau dans les 

le fupplioit de lut 

.. ;ji ^pardonner-fesxfoupçons & fon injuf- 

tice. La Jalougg que la préfence inat- 

tendûè''d*Ifme'ne avoit allumée dans 

fon feitry avoit fait place aux fenti- 

v ,.vmens tendres & douloureux que lui 

^infpiroit la fituation de fon ami ; il 

ne pouvoit les exprimer que par fes 



79 
larmes ; il foulevoit fes fers qu'il ne 

pouvoit brifer , & tâchoit de les lui 

rendre moins pefans ; oubliant fes 

premières inquiétudes il confultoit 

Ifmene fur ce qu'il pouvoit faire 

pour empêcher la mort de fon ami. 

La fille d'Orixis en proie à la confu- 

fion & au défefpoir étoit incapable 

de lui répondre autrement que par 

des fanglots ; l'Officier leur annon- 

çoit inutilement les ordres du Roi ; 

ils ne Pécoutoient pas , ils ne pou- 

voient l'entendre , un trop gcand 

intérêt occupoit leurs âmes ; il fallut 

qu'Agénor lui-même leur rappellât 

leurs devoirs , & les exhortât à la 

foumiffion, Laiffez-moi , leur dit-il ; 

obéiffez ; mes infortunes font à leur 

comble , elles touchent à leur terme c 

je le vois , je Penvifage d'un œil 

, ferme : l'innocence de ma vie fait 

ma fécurité ; fi le menfonge outrage 

Div 



8o 

ma mémoire , mon Prince fera moi» 
défenfeur : juftifié devant fes yeux , 
que m'importent les vains jugemens 
du refte des hommes. Recevez mes 
derniers adieux ; vous feuls me don* 
nez des regrets : éloignez- vous , crai* 
gnez de nuire à votre propre bonheur 
en offenfant le Roi : il vous rappelle , 
vous feriez criminels en réfiftant 
encore. 

Le Prince le ferra dans fes bras , il 
le mouilla de fes larmes ; la timide 
Ifmgne n'ofa pas laifler éclater fon 
amour : elle, gémit de la 4 contrainte 
que lui impofoit la préfence du Prince; 
mais fi fa bouche fut muette, que fes 
yeux furent éloquens ! Agénor les 
entendit , & les fiens femblerent ré- 
pondre : Ne pleurez pas fur moi , 
vous m'aimez , la mort qui me me- 
nace en excitant votre pitié , vous a 
déterminée à m'en faire l'aveu ; elle 



Si 

lfi'eft bien chère , elle m'apprend 
mon bonheur, 

II fallut enfin fe quitter, on rap- 
porta Ifmene mourante, dans fon ap- 
partement ; le Prince enfeveii dans 
une mélancolie profonde, méditant 
fur le fort de fon ami , ne fe rendit 
point auprès de fon père ; il ne parut 
pas au Palais le refte du jour ; on im- 
puta fon abfeiice à fa douleur ; fon* 
père même la refpefta. - 

Agénor feul , abandonné à ltvi- 
ihême,sV>ccupa unlnftant de la belle 
Ifmene,goûtaie plaifir cFetre aimé;& 
^arrachaiit bientôt à cette image flat- 
teufe pour s'entretenir des idées fu- 
nèbres qui convenoient à fa fituation, 
il fe prépara à la mort , & il employa 
fes derniers momens à prier pour le 
Roi , pour fon ami , » pour Ifmene. 
Le jour fuivant Téchafaud fur le^- 
«jttel devoit périr Agénor , fut dreffé 

D v 



1 •-; s -.--*v' I > v - 



' Bans la principale placé publique do 
la capitale. Le peuple .s'y tendit de. 
toutes parts , avide d'un fpe&acle 
fanglant qui le remplît d'horreur & 
de compaffion , dont il frémit fans 
cefle > & auquel il s'empreffe de cou- 
rir toutes les fois qu'on le renouvelle ; 
il attendoit avec impatience l'appro- 
che du criminel. Il l'a p perçut enfin 
à une certaine diftance > dans un 
chariot couvert , qui s'avançoit len- 
tement à travers la foule , & qui 
étoit environné par les Minières de 
la mort. La multitude empreffée ac- 
courait de tous côtés pour le voir, 5c 
retardoit fa marche. 

Quand il fut arrivé au pied de l'é- 
chafaud , Agénor monta d'un pas 
ferme & d'un vifage ferein. Les cla- 
meurs tumultueufes du peuple affem- 
blé s'appaiferent : un filence effrayant 
leur fuccéda ; tous les yeux fe fixe- 



J 



*3 < 

tent fur le criminel : cette Populace 
inconféquente , qui la veille avoit 
demandé fon fupplice > qui le moment 
précédent trou voit qu'on ne le hâtoit 
pas affez, s'attendrit en le voyant 
fur l'écha&ud , & croit réparer" par 
une ftérile pitié les vœux cruels qu'et 
le avoit faits auparavant. 

Dans i'inftant un bruit coqfus fe 
fait entendre dans l'éloignement ; 
une troupe d'hommes à cheval & ar- 
més de toutes pièces paroît dans la 
place, elle s'ouvre un paffage; la 
foule fuit & fe difperfe devant elle ; 
la garde qui environnoit l'échafaud , 
témoin de ce défordre , fait descen- 
dre le prifonnier & tente de s'éloi- 
gner avec lui. 11 faut combattre : un 
détachement des Gardes du Roi vient 
à fon fecours ; Dorus lui-même in- 
digné de cette audace, réfolu de la pu- 
nir,marche fur fes pas ; les Cavaliers 

Dvj 






$4 
inconnus fe hâtent de prévenir fort 
arrivée ; ils yeulent délivrer Agéàor ; 
on fe mêle , le fer . brillé , le fang 
coule des deux côtés , l'avantage pa- 
roît fe déclarer pour les inconnus ; 
leur chef qui fe croit sûr du triomphe j 
s'élance au milieu des rangs ennemis 
pour en arracher Agénor ;_on fe jette 
au devant de ce guerrier téméraire : le 
nombre l'emporte ; un coup mortel 
l'atteint , il tombe fans vie , le refie 
de fon parti met bas les Armes en 
criant avec effroi : qu'avez-vous fait , 
malheureux ! C'eft le fils de Dorus 
qui vient de tomber à vos pieds. 

Les foldats éperdus s'arrêtent avec 
horreur ; un de leurs Officiers s'ap- 
proche du corps qu'on lui défigne ; 
fa main tremblante en détache les 
armes , il lui ôte fon cafque & re- 
connoit en frémiffant le fils de foa 
Maître. 



\ 



*1 

Ses cris , ceux de {es foldats , ceut 
du peuple qui eft accouru,retemiffeftt 
dé toutes parts ; cet événement fii- 
nefte paffe de bouche en bouche , il 
ne tarde pas à parvenir à la connoif- 
fonce du Roi ; fa furprife &fa dou- 
leur ne peuvent s'exprimer ; il-refte 
un inftant dans une- efpéce d'annéan- 
tiflement ftupide ; leslarmes qu'il 
répand -, font les uniques fignes de' 
vie qu'il donne ; il recouvre enfin 1 
Pufage de la parole : je reconnois la 
main du Ciel 7 s'écrie-iwl , j'aivoi- 
nement entrepris de détourner ce 
malheur ; que le courroux des Dieux 
eft terrible ! Je n'ai pas- feulement 
perdu mon fils. . • Mon unique fils.* ;- 
3 ? ai été moi-même l'inftrument de-fa 
mort : élevé dans un défert , il" n'y 
voit qu'un feul homme qui devient 
ion ami ; l'ingrat ofe le trahir ; j'or- 
donne fou fupplice . . . & je n'ai plus* 
de fils l - 



%6 

Dans ce premier trouble , il n'é- 
toute que fon défefpoir , fa douleur; 
il méprife les vaines formalités , l'éti- 
quette à laquelle fon rang l'affujettit ; 
il fe précipite hors de fon char , il 
marche , pâle , tremblant, fe foute- 
liant à peine , vers le lieu où Ton a 
combattu ; toute fa Cour y fuit fes 
pas : Orixft dont la coupable ambi- 
tion a été la caufe immédiate de ce 
malheur le fuit d'un pas lent , déchiré 
par les remords , envifageant avec 
terreur les- fuites de fon complot. Il 
fe trouve puni lui-même ; il vient 
de rendre inacceffible à fa fille le 
Thrône fur lequel il fe propofoit de 
la placer : il gardé un filence farou- 
che , la douleur qui l'agite eft furieufe* 

Cependant le Roi arrive ; la mul- 
titude inquiète le regarde en pleu- 
rant ; elle partage fes tourmens & 
le témoigne par fes larmes. 



Dortis ht J>«rt foytcftir le fyeùàtlt 
de fon fils expiré ; (es forces s'affoi- 
bliflent , il tombe fur fon corps 
étendu fur la pouffiere , cherche à It 
réchauffer par fes embraffemens : 
foins inutiles , s'écrie-t'il ! infortuné 
jeune homme ! Fatale amitié ! En 
voulant conferver la vie de ton affaf- 
fin , tu as perdu la tienne ; mais tu 
feras vengé ! 

Il alloit donner l'ordre de faire 
punir Agénor ; fon cœur irrité ba- 
lançoit feulement fur le choix du fup- 
plice : il n'en imaginoit point d'affez 
cruel ; preffé cependant de fe déli- 
vrer de Pexiftence importune de ce- 
lin qu'il regardoit comme l'auteur de 
fes tourmens , il élevoit la voix pour 
commander aux bourreaux de faifif 
leur viâime , lorfque le Grand-Pré- 
tre s'offrit à fes regards ; fa préfence 
attira l'attention du Monarque & 



I 



telle' dû peuple affemblé ; il fit itrt 
figne de la main : le tumulte Se les 
Murmures ceffetent i on -garda le 
filence dans l'attente de ce qu*il al- 
k)it dire. Le Pontife alors fe tourna 
vers le Roi * & lui adreffa la parole 
en ces termes ^ 

Sèche tes lafmés , ô Roi !' ton 'fils 
•eft encore vivant ; le corps que tu 
tiens embraffé n'eft point ne de toa 
fang ; c'eft un étranger dont les'' 
Dieux ont daigné acccepter la vie an 
lieu de celle de ton fils» • • * : 

A ces mots il tire Un papier de' 
fon fein , le : préfente à Dorus y en 
lui difant : Lis , reconnoïS'-tu ces ca- 
ractères. Le Monarque furpris de ce 
qu'il entend , tremblant , inquiet t 
hors de lui-même^ incertain , fe li- 
vrant à l'efpérance & la rèpouffai* 
auffitôt , reçoit ce billet , l'ouvre & 
réconnoît la main de la Reine fon ; 



*9 

épouk ; il s'arrête interdit , regarder 

le Grand-Prêtre , & lit enfuite ces 
mots. 

» Je meurs , le dernier fentitnetlt 
» dont mon coeur eft encore fufeep- 
» tible , eft la crainte que me donns 
» le fort à venir de mon* fils : agitée 
» de cet t te crainte 9 j'ai engagé fa 
» nourrice à lui fabftituer un enfant 
w malheureux , abandonné de fes 
» parens , & à élever le fils de foa 
» Roi comme le fien propre , fous 

* le nom d'Agénor. C'eft à lui que 
» j'ai dorme le jour u c'eft le vérité 
» ble héritier du Trône : c'eft une 
h Reine , une mère expirante qui 

* l'attefte à fon époux , à l'Empire 
» entier : je confie cette déclaration 
» écrite & fignée de ma main , au 
>r fuprême Pontife de nos Dieux'; 
» j'ai exigé de lui un fecret abfolu , 
» jufqu'à ce qu'il foit néceflai» dk 
» tout révéler »* 



9° 

Je n'ai plus rien à Rapprendre , 

«jouta le Pontife , après que Dorus 
eut fini cette leôure : je t'ai caché 
jufqu'à ce jour ce qu'avoit fait ton 
époufe. J'ai attendu le tems marqué 
pour l'accompliflement de l'Oracle ; 
j'ai vu ton fils accufé d'un crime 
dont il n'étoit point coupable ; j'ai 
vu une main chère s'armer contre fes 
jours : c'eft la tienne , & c'eft moi 
qui fuis venu fufpendre le coup que 
ta voix ordonnoit de lui porter ; ton 
fils eft reconnu : fes deftins feront 
paifibles & fortunés : l'Oracle eft 
accompli ; humilie - toi devant les 
Dieux j adore leur puiffance , bénis- 
les , & rends «leur grâce de leurs 
bienfaits. 

Agénor que ce récit avoit rempli 
d'étonnement & de joye , fe préci- 
pite avec tranfport aux pieds de fon 
Père. O mon Père , lui dit-il , fi j'ai 



9 1 

réellement le droit de vous donner 

un nom fi tendre , fi j'ai reçu de 
vous la vie , fi je fuis véritablement 
votre fils, permettez -moi de vous 
convaincre que je ne fuis pas indigne 
de l'être ! Daignez écouter ma juftifir 
cation : je la dois à votre peuple, à 
moi-même , aux mânes de mon ami 
innocent ; je ferois mort fans re- 
gret , mais il m'eft impoflible de 
vivre foupçonné d'un crime. Si j'avois 
péri , j'aurois péri vidime de la 
entartré & de l'ambition ; Orixis a 
tout fait , que fa confufion foit fon 
feul châtiment. J'aimois fa fille , & 
dans le tems que ma naiflancfe étoit 
ignorée & que l'orgueil en regardoit 
Tobfcurité avec dédain , la belle If- 
mené avoit daigné jetter les yeux 
fur moi ; elle préférait Agénor à ce* 
lui qui jouiffoit du titre de Votre fils f 
& qui de votre aveu lui offroit fa 



9* 
«Sain & le Trône. Voilà queî flrf 

«non crime : voilà le fujet pour le- 
quel Orixis médita ma ruine. Il cor- 
rompit des feélérats y ils itfaccufe- 
*ent de les avoir armés : foir projet a 
eaufé les événemens les plus terri-* 
blés , il a porté la mort dans le fein 
de mon ami , il a fouillé la Ma efté 
du Trône , il a fait fon complice 
de fon maître , era le réduifant au 
malheur de tremper fes mains* dans* 
le fang innocent. 

Pendant qu'il parloî t,tous ftè yeux 
étoient tournés fur Orixis. Cte Minit 
tr'e demeura pendant quelques minu* 
testes regards arrêtés fur la terre,fans 
parole & fans mouvement : bientôt il 
femble fortir de cet état d'infenfibi- 
lité ; il tire un poignard & s'avance 
avec précipitation auprès du Rot. 
Dorus , lui dit-il 9 ma fille eft inno- 
cente & je punis le coupable. A ofc 
mot il fe plonge le fer dans le fein. 



Le même toit , Mirtis , pourra fuffire à tontf 

Auprès de Ces enfans une mère doit vivre. 
Qu'il m'eft doux d'approcher de moi 
Tous les objets de ma tendreflè i 
Pofféder ce qui tient à toi , 
C'eft multiplier ma richefle. 

Ton époux , de ta mère eft déformais le fifc ; 

Et mon amour pour elle égalera la tienne! 

Je veux être à Tes goûts aveuglement fournis. 

MIRTIS. 

Eh bien ? Ecoute-moi. D'abord qu'il te foiH 
vienne 
De te régler fur (es avis. ♦ . 

DAMON. 

Oh i ru peux y compter , & je te l'ai pré* 
mis} 

Sa volonté fera la mienne 5 
Et toi > Mirtis s peut-être un jour 
Tu deviendras mère à ton tour. 
A ce mot je treffaille & fens couler me* 
larmes. 

O fortuné moment ! Jour pour moi plein <fc 
charmes , 



ç>6 

OÛies noms de pere'& d'époux 
porteront à mes fensleur pâifîble murmure, 

Od l'amour joint à la nature 
Enivrera mon cœur des plaifirs les plus 

doux 1 
Nous aurons des en fan s. Ils feront ton 
image , 
Comme, toi doux , intéreilans, 

M I R T I 5. 

An î tu me fais frémir ! cher Damon ! <fes 
enfans ! 
L'infortune eft notre partage ; 
Mais à des itres innocens 
faut-il communiquer ce funefte appanage ? 
•Le peu que nous avons fuffirait-il pour eux ? 
Quelle accablante idée !,•• Ils feraient mal- 
heureux , 
- Leurs peines feraient notre ouvrage , 
Et chaque jour mon trifte cœur -, 
35n Tentant de leurs bras la careffante 

étreinte t 
épancherait fur eux des larmes de douleur. 

DAMON. 



97 

D A M O N. 

Ceffe de te frapper d'une frivole crainte. 
Je fuis pauvre , il eft vrai 5 mais je fuis jeune 

encor. 
A qui peut travailler qu'importe la fortune ? 
Va , le courage eft un tréfor. 
A notre pourfuice importune 
La terre ouvre des fources d'or. 
Tant qu'un fang vigoureux coulera dans mes 
veines, 
Tant que ces mains pourront agir , 
Nos enfanâ , fois - en sure , ignoreront les 

peines * 
Un jour ils apprendront l'art de s'en affran- 
chir. 
Pour courir au travaillés la nai (Tante aurore 

Je m'arracherai de tes bras. 
Mirtis ! que ce travail aura pour moi d'ap- 
pas ! 
Mais la peine à mon coeur fera plus douce 

encore ... 4 

Quel plaifir de fonger que j e fouffre pouf toi ! 

Quelquefois ta main bienfaifante 
"Daignera de mon front efluver l'eau brûlante 

£ 



9« 

Et tes bai fers feront pour moi , 
Ce que la fraîcheur d'un bois fombre , 
Dans les jours ardens de l'été , 
£ft pour l'homme épuifé qui repofe à fon 

ombre. 
Quand la nuit à nos champs rendra l'obfca- 

riré, 
En quittant mes travaux , j'irai trouver ma 
mère. 
Dans mes tendres embraflemens 
Mon âme à fes regards s'ouvrira toute en- 
tière, . 
Le foir nfus faurons , pour lui plaire > 
Varier nos amufemens. 
Heures de l'amitié ! délicieux moment! 
Libres des foins du jour le loifir nous rafle m- 

ble. 
En fortantde tes bras, je cours à mes enfans , 
éharmé de me mêler à leurs jeux innocens j 

Enfuite nous prenons enfemble 
Hn repas,dont ta main a fait tous les apprêts. 
Qù*l repas ! è feftins t vous n'êtes rien au. 
près. 
Là nous aimons à nous confondre 



99 

Arec les fruits de nos amours 
^ai placés près de nous , écoutent nos dis- 
cours, 
Et dans leur ton naïf s'enapreffent d'y ré- 
pondre* 
Noos nous obfervons tous les deux 
En fooriant , de les entendre. 
Nos cœurs émus , preflEs , cherchent à fe 

répandre > 
Et des larmes de joye échappent de nos yeux. 

M1RTU 

Nous aurons foin de leur apprendre 
A prononcer nos noms , dès l'âge le plus 

tendre ; 
U faut que fur nouc-même ils fe règlent un 
jour , 
Et qu'ils héritent de l'amour 
Que nous avons pour notre tntrt* 
Je fens à ce feul nom renaître ma frayeur, 
O Damon ! fi J'allais leur devenir moins 

chère 
S'ils ofoient me quitter , j'en mourrois de 
douleur 4 

EJ> 



100 

D A M O N. ^ 

Ils t'aimeront toujours , Se j'en répond 
d'avance. 

Mirtis ! feraient-ils notre fang , 
S'ils ceflaienr de chérir , de refpedter le flanc 

Qui leur a donné la naiflance ? 

Quand le tems fur nos fronts imprimera fe« 
doigts , 
Nous revivrons dans «otre image , 
Nous nous rappellerons,en voiant leur jeune 

âge, 
Ce que nous fûmes autrefois , 

Et nos coeurs aflbupis , dans leur dernière 

aurore , 
Au cri du fentiment S'éveilleront encore. 
Quand la mort dans tes bras , viendra me 

vifîter , 
Lorfqù'un jour , ô Mirtis I ce cœur qui 

t'idolâtre , 
Près du tien ceflera de battre. » . 
Que 'mon départ va te coûter ! 
4pe nos derniers adieux feront mêlés dé 

larmes / 



101 

Quand on aime à Te voir , devrait-on fe 

quitter ? 
Mais plus l'exil eft dur , plus fon terme a de 

charmes. 

M I R T I S. 

Hélas /fi je reperds qui pourrait m'arrôter? 
Je te fui vrai , Damon , vivons , mourons 

enfemble : 
Qne le mêpae tombeau tous les deux nous 

rafle mble $ 
Affis près de fes bords>onibragés de Cyprès > 
Nos enfens l'œil en pleurs & fixé fur la terre, 
Sembleront y chercher l'empreinte de nos 

traits. • 
Us diront : ces mortelsfont unis pour jamais' 
Leur dépouille eft ici , ce monument T«n- 

ferre * 
Satisfaits d'etrç enfemble , ils repofent efe 

paix 



• • • 



*3T 



• 






•■— "»^ 



IGfe 

S A E B 

V 

L E REVEUR, 



s 



CONTE. 



àeb avoit cherché par-tout le 
bonheur 9 il avoit effayé de tous les 
états de la vie , & il n'en avoit pas 
trouvé de plus don* que celui de 
dormir & de rêver* Né avec une 
tort une confidérable , Se un grand 
fonds d'amour pour le repos , il n'a- 
Toit point fongé à cultiver fon efprit ; 
& , félon la coutume des riches Baby- 
loniens , il avoit fu tous les ufages 
auxquels on peut employer un corps 
avant de fe douter qu'il eut un ame. 

On fe dégoûte quelquefois du 



l0 3 

monde, parcequ'on le connoît trop ; 

Saëb s'en dégoura pareequ'il ne le 
connoiffoit pas affez. Amant volage , 
ami peu fur , H eut des maîtrefles 
tnconftantes & des amis faux : l'a- 
mour - propre qui fe permet tout & 
qui ne pardonne rien , lui ferma les 
yeux fur fes torts , & les lui ouvrit 
fur ceux des autres. 

Saëb piqué renonça à fes fociétés , 
s'exhala en plaintes ameres contre 
elles , les noircit un peu plus qu'elles 
ne le méritoieot , mêlant aux accu- 
fations vraies , d'autres qui étoient 
vraifemblables , & s'imagina n'être 
que fenfible. Bientôt il regarda les 
hommes comme des monftres qu'if 
falloit fuir , & il fe crut philofophe ; 
en conféquence il véait retiré pen- 
dant quelques mois. 

Les Heures font longues quand oa 
çft feul ^le tems qui coule fi vite , & 

Eiv 



/ 



104 

qui manque fi fouvent à nos projets , 
çft le fléau du folitaire ; quelque 
court qu'il (bit il faut en perdre ; £c 
le perdre c'eft le remplir* 

Saëb en déteflant les hommes , 
fentoit le befoih de la fociété j fa 
mauvaife humeur combattoit vaine- 
ment ce befoin ; il trouvoit un vuid& 
affreux dans fon cœur , une inquié- 
tude fecrette l'agitoit fans ceffe ; le 
bonheur s'éloignoit de lui , il ne le 
retrouvoit que dans le fommeil ; 
cette douce chimère , fille riante de 
l'imagination , qui la crée & la varie 
félon nos penchans , fe montroit à 
lui dans tous fes fonges ; ils'enivroit 
de ks délicieufes erreurs & en jouit- 
foit avec tranfport. Saëb étoit alors 
heureux ; mais il ne pouvoit pas tou- 
jours dormir , & quand il ne dor- 
moit point il falloit qu'il s'o<?cupât. 

Pour fe diftraire , il Rengagea dans 



Vétude , c'eft la plus sûre reflburcé 
contre l'ennui lof fqu'on fait s*en fer- 
vir ; cstte fcience manquent à Saëb. 
La nature s'offroit partout à tes yeux, 
& ne difoit rien à fon cœur : il ne la 
regarda feulement pas , il étudia dans 
Içs livres. 

• * 

Dans le tems qu'il fe Hvroit avec 
le plus d'ardeur à cette occupation , 
il découvrit un traité fur les fonges, 
compofé par un Bonze cêlebre,& le 
plus habile Pfcilofophc de Babylone ; 
il y développôit le grand art de les 
expliquer ; Saëb l'apprit avec joie % 
& les liens ]pi fournirent les occa- 
fions de s'y perfectionner. II entrevit 
dès lors en veillant , le bonheur, 
cette agréable illufion qui Ta voit 
frappé fi fouvent pendant fon fom- 
meil. Il le trouvoit dans le plaifir de 
dormir , dans celui de rêver & dans 
celui de détefter les hommes» 

Ev 



io6 
Ayant commencé par en dire beau- 
poup de mal , H Voulut finir par 
leur en faire. Plufieurs grandes pla- 
ces vaquaient alors dans IVmpire ; 
Saëb s'examina , dormit &C rêva qu'il 
étoit capable de les remplir ; fes 
richeffes le mettoient en droit d'y 
prétendre : le grand eut qu'il tcnoit 
éblouiflbit tout le monde* Un homme 
qui ne fortoit que dans un char traîné 
par fix chevaux ., qui avoit eu & qui 
pouvpjt encore avoir fqa% les jours 
cept çopviyes à fa. table , quipayoit 
unç flutt fa la première Panfettfe de 
Babylone ,* de ce qui : auroit pu foi*- 
lagçr dix familles , avoit néceffairc- 
ment le plu* rare mérûe ; c'eft ainfi 
que rogpient les Babyloniens ; ils 
étofant le p^nple le pta polké de 
l'A^ç i les pafîofts étrangères fe mo- 
qupiept de leurs ufages & les adop- 
taient ;. elles prenoient chez eux des 



107 
cuifiniers , des perruquiers & des 

tailleurs ; les Babyloniens en tiraient 
en échange des hommes d'état , des 
favans , des guerriers & ils les ap- 
pelaient barbares. 

Saëb acheta donc , car tout fe 
vendoit à Babylone , une de ces pla- 
ces importantes , fe conduilit en con a 
féquence de fes principes, & fut bien, 
tôt auffi haï qu'il haïflbit. 

L'ennemi des hommes ne peut pas 
vivre longtems avec eux. Le fort eft 
quelquefois la vifème du foible , dit 
le Poëte ; le défefpôir qui flétrit le 
courage r l'augmente auffi fouvent ; 
les vapeurs infenfibles , exhalées de 
la terre , condenfées par les vents, 
portent Le germe de la foudre. 

Le peuple fouffroit Se aceufoit 
Saëb. Ses amis , car il en avoit beau- 
coup depuis qu'il étoit en place, 
admiraient devant lui la fublimité de 



toS 
fes talens , & le peignoient au Souve- 
rain comme un fujet au-deffous du 
médiocre. On alloit enfin lui ordon- 
ner de fe retirer , lorfqu'il penfa 
qu'il feroit bien de demander fpn 
congé. 

Son cœur inquiet promenoit par- 
tout fon inconftance ; ce qu'il n'avait 
pas étoit l'objet de fes defirs les plus 
ardens , & ce qu'il poffédoit le fati- 
guoit bientôt : au fein du repos il 
cherchoit les affaires qu'il quittoit 
bien vite pour retourner au repos. 

Il rêva un jour qu'il s'élançoit vers 
le foleil qui perdant de fa fplendeur 
à mefure qu'il s'en approchoit , fut 
bientôt entièrement éclipfé , tandis 
que lui-même revêtu des rayons de 
cet aftre , répandoit une lumière plus 
éclatante. 

Ce rêve magnifique fut pendant 
quelque tems le fujet de fes ré- 



toc; 

flexions ; il s'imagina qu'il devoit 
remplir l'univers de fon nom par la 
guerre ; la rougeur de l'aftre annon- 
cent le fang que fa gloire feroit cou» 
1er ; rien n'étoit plus noble que cette 
explication.; l'ambition vint fixer 
fon efprit irréfolu. 

La guerre étoit déclarée depuis 
quelque tems entre Babylone & des 
peuples voifins. Saëb fe hâta d'ache- 
ter le commandement d'une troupe 
de quatre mille hommes : il partit 
auffitôt pour l'armée ; il trouva qu'on 
dormoit auffi-bien fous la toile que 
fous des lambris : il n'en fut pas 
étonné ; Thiftoire de Babylone comp~ 
toit d'excellens Généraux , habiles 
rêveurs , qu'on avoit été -obligé de 
réveiller au moment de donner des 
batailles qu'ils gagnoient toujours. 
Le Général Moabdilla fous lequel 
fervok Saëb , ne gagnait pas 4es ha- 



no 

tailles à la vérité , mais il dormoit 
comme ces grands hommes , & c'é- 
toit toujours quelque chofe de leur 
reficmbler en cela. 

Avec les beureufes. dîfpofitions 
qu'il a voit , Saëb ne pouvoit man- 
quer de devenir auffi un grand hom- 
me ; TilluAre Moabdilla s'avifa de 
trouver mauvais qu'un Officier infé- 
rieur dormit : c'étoit la principale 
prérogative d'un chef d'armée ; il 
étoit très-jaloux de fes droits , fie il 
remercia Saëb de fes fervices. Quel- 
que tems après ce fameux Capitaine 
donna une bataille , la perdit & fut 
créé chef d'un Corps de Satrapes; 
il en donna bientôt une féconde qu'il 
gagna , & il fut rappelle fur le 
champ. 

Saëb indigné contre ion Général 
retourna à Babylone , revenu de fon 
amour pour la gloire , méprifantile 



III 

genre humain & le déleflant davaa* 
tage ; il reprît foa premier genre de 
vie & s'y plut. Une longue tranquft* 
lité , moins de commerce avec les 
hommes , adoucirent l'aigreur de 
(a bile ; il apprit à fe former det 
idées jufies de tout ; il ne fut plus 
Philofophe , mais; il fot fagc. Il re* 
rtonça à toute occupation , vécut 
retiré jusqu'à l'âge de foixante & 
quinte ans x ne faiiant que dormir 
ou rêver , & il fut heureux. 

Entouré de collatéraux impatiens 
de jonw de foç bien > il rêva que foa 
# âge ni lui défendoit pas de fe marier j 
il rêva même qu'il devoit prendre 
«fie feawne fort jeirae. ; il rêva qu'elle 
l'aimerait & qu'elle lui ferait fidèle : 
c'était un grand rêveur que ce Saëh. 

Il s'adrefla donc à Fatfamé. Fathmé 
jeune & belle avoit toutes le» quali? 
tés qui rendent une femme aimable; 



III 
il lui crut celles qui lui convenbient ; 
il fe trompa : c'eft affez l'ufage ; on 
ne le plaignit point : c'eft un autre 
ufage encore. 

En lui donnant la main , en lui 
promettant de l'aimer uniquement , 
Fathmé fit quelques reftriâions men- 
tales : fans avoir étudié lesDodeurs, 
•lie étoit très-verfée dans la direc- 
tion d'intention ; elle fut coquette , 
ne fe contraignit point , & Saëb ne 
dormit plus* 

Il étoit furtout étonné de la voir 
fe refiifer à fes carçffes. Vous ne 
m'aimez point , lui difoit-il quelque- 
fois. Vous avez tort de vous plain- 
dre , répondoit Fathmé ; vous avez 
fait ma fortune*: je ne l'oublierai ja- 
mais ; à l'égard de mon bonheur , 
c'eft un foin dont je me charge : 
votre âge vous en difpenfe. 
; Il y avoit en ce tems à Babylone , 



ii5 
un Bonze qui s'étoit rendu très-céle- 
bre ; c'était la jeuneffe & la beauté 
jointes à toutes les grâces qui les dît 
tinguent ï on eut dit que c'étoit l'a- 
mour même fous les habits d'un Bon- 
ze ; ce n'étoit pas l'amour enfant, 
c'etoit l'amour dans l'âge de la force. 
Il paffoit pour avoir beaucoup d'élo- 
quence & d'onâion ; il étoit connu de 
toute la Ville , l'objet de la jaloufie 
de tous les maris , & le Diredeur de 
toutes les femmes. Fathmé avoit la 
plus grande confiance en lui. 

Un jour Saëb les vit conférer 
enfemble dans une attitude affez fin* 
guliere ; le zèle brilloit dans leurs 
yeux & dans tous leurs mouvemens. 
Il fe fâcha ; fa femme lui dit qu'elle 
le confultoit ; Saëb trouva mauvais 
qu'on la confeillât de fi près ; elle 
s'emporta ; Saëb s'emporta auffi, 
& ils. fe brouillèrent. 

Deux jours après , Saëb fe pro* 



ii4 

menant dans fes jardins , apperçur le 

jeune Bonze qui confeilloit encore fa 
femme derrière une chqrmilte & fur 
un gazon ; les inftruâions qu'elle re- 
eevoit , n'étoient pas équivoques ; 
Je feu monta à la tête de Saëb , & H 
alla fur le champ porter fes plaintes 
au Satrape chargé de la Police de 
Babytone. 

Les loix étoient fort féveres dans 
ee tems contre les jeunes femmes 
qui ne fe bornoient aux leçons de 
leurs maris ; le Juge voulut entendre 
Fathmé avant de la condamner : rien 
n'étoit plus équitable ; elle vint» Saëb 
apperçut au trouble du Juge 9 à l'or- 
dre qu'il lui donna de fe retirer , aux 
regâtds qu'il jettoit fur la délin- 
quante , qu'il ne gagneroit pas foi* 
procès. 

- La loi puniffoit de mort lès cou- 
pables f fi le crime étoit avéré ; s'il 

ne Tétoit pas , l'accufateur recevoit 



1IJ 

une vîgwmtdè baftonade : on le rrai- 
toit comme on calomniateur* Ce code 
cruel avait été dMé fans doute par 
un Législateur jaloux & barbare ; 
mais le peuple le plus galant de h 
terre l'avoit beaucoup adouci. Le* 
Juges in ter rogeoiem toujours en par- 
ticulier les femmes qui fe trouvoient 
dans ce cas , & on ne fe fouvenwt 
pas qu'on en eût puni aucune quand 
elle étoit belle. 

Une heure après on vint dire au 
malheureux époux de Fathmé qu'il 
avoit mai vu , que Tes foupçons 
étoient injuftes , le Bonze & fa fem* 
me înnocens , lui coupable d'accuia» 
tîon fauffe , & comme tel , condamné 
à recevoir cent coups de bâtons. 

Saëb fubit fon fupplke ; il promit 
de me plus fe plaindre à l'avenir , de- 
manda pardon à fa chafte époufe d'en 
avoir cru le rapport de fes yeux i &* 



né 

félon Pufage, il remercia le Juge de fa 
clémence ; Fathmé lui rendit grâces 
de fon équité ; le Satrape les reçut 
d'une manière tout-à-fait galante , lui 
promit la même juftice dans toutes 
les occafions , la pria de compter 
•fur fon amitié , & de revenir le voir 
fouvent ; Fathmé lui en donna fa pa- 
role & la tint ; on ne refufe guère 
un Juge à qui Ton a des obligations , 
& Fathmé étoit reconnoiffante. 

L'aventureux Sàëb défolé , meur- 
tri , brifé , roulant dans fon efprit 
mille projets de vengeance , fe trai* 
noit douloureufement dans les rues 
de Babylone. Le défefpoir & la rage 
ranimèrent bientôt fes forces ; il cou- 
rut chez le jeune Bonze dans la réfo* 
lution de l'affommer. 

Sa Révérence étoit alors dans fa 
célulle , les coudes appuyés fur fon 
fereviaire, & à genoux devant iui 



ii7 
portrait de Fâthmé. Cette circonf. 
tance fit changer de deffein à Saëb, ' 
On ne Tavoit condamné que faute 
de preuves ; le portrait en offroit une r 
qui lui parut convaincante ; il pou- 
voit fe venger plus sûrement & fans 
aucuns rifques pour lui-même. Il fai- * 
lit le Bonze au collet , & l'entraîna 
chez le Juge. 

* 

Le Satrape étoit abfent, fa femme 
fe préfenta ; l'époux affligé lui de- - 
manda fa proteûion ; elle la lui pro- ' 
mit ; jettant enfuite les yeux fur le : 
Bonze elle en eut pitié ; {a figure; 
étoit intéreflante : le crime dont on » 
l'accufoit ajoutoit à cet intérêt. Les 1 
femmes font curieufes ; celle-ci vou- 
lut entendre auffi le Bonze en parti- 
culier. Ceci va mal ' pour moi , dit 
en lui-même Saëb. En effèt,raudience 
fecrette fut longue ; la femme dit 
Juge le fit venir dans fon cabinef 



**8> 

lârfqtfefe fct fipie. Vous êtes bien 
impudent, lui dit-elle , de calomnier 
comme vous faites , un honête Bonze , 
le direâeur de votre époufe , & 
dont je viens de faire le mien ; (oyez 
plus circonfpea à l'avenir , mon 
ami ; car au lieu de cent coups de 
bâton que vous avez reçus , je vous 
en ferois donner mille. * 

Saëb fe retira après ce petit avçr- 
tiffement. Qu'eft-ce que le monde 9 
s'4criok-il ? où trouver la paix & le 
bonheur. L^nyie nous fuit dans les 
places dtftinguées ; les fottàfe* qu'on 
ad&iff dans les grands font punies 
dans tes petits j les premiers fe me 
quent des fgiferes communes , & 
tr0w$ot tft«t bi$p : quand jl* font 
fcittv La balance de la îpftiçejpeoçhe 
toujours dy ç&éd\we joli? %)ffte ; 
tous les Jbommejs font des ferpens qui 
jobfitehen* h k déww mu$pcller 




i*9 

aient ; & moi.,, je fuis un loi ; j'ai ' 
pris une femme 9 elle étok jeune f 
elle étoit jolie ; f étais vieux : elle 
devoit être coquette* O fommeil * 
qui faifois le bonheur fc la confola» 
tioo de ma vie , t'ai-je perdu pour 
toujours ? Divin Brama 1 jette un 
œil de pitié fur mes peines. 

Ses vœux étoient finceres , ils fo- 
rent exaucés ; l'infortuné Saëb s'en- 
dormit : il fut heureux , car il rèvë*. 

Il lui fembla qu'il étoit enlevé dans/ 
le vague infini des airs ; notre globe* 
venoit 4e difparoitrc à fes yeux ; le« l 
tourbillons imirçenfes dont Pefpace 
eft rempli , frappoient de tous c&*> 
tés fes regards. 

Au deftis de cette foule ânaon»? ; 

braUe de mondes/il apperçut un^tre; 

qui ne reflembloit à rien * qui jtffe 

toit p^s un homme 9 qui voyoki 

quoiqu'il fut fans ye^ix , & qui mat? 



Il© 
choit , qui touchoit , qui pàrloit , 
qui entendoit , quoiqu'il n'eût ni 
piec)s, ni mains , ni bouche , ni oreil- 
les ; un être enfin cbmpofé de ce que 
les Philofophes de Babylone ap- 
pellent fubftance , pur efprit , qui 
n'eft pas corps , dont tout le monde 
parle , 6c que perfohne ne connoît. 
» Une chaîne immenfe qui embraf- 
foit l'univers dans toutes fes parties 9 
aboutiflbit à cet être dont elle rece- 
yoit un mouvement qui fe commun*» 
quoit à fes extrémités. Cet être ap* 
pella Saëb & lui dit : viens mon fils , 
Tiens t'inftruire,6c ceffe de te plain- 
dre. 

Saëb étonné de s'entendre parler 
fans favoir comment , & d'une ma- 
mère fi différente de celle qui eft en 
ufage fur.la terre , lui demanda hum- 
blement ce ' qu'il étoit ? Je fuis ce 
je fuis,lui répondit la fubftance ; 

c'cft 



«2i 
c'eft moi qu'on appelle le centre & 
la circonférence , CEliph & FYe. * 
Viens voir la clef de tout ce qui t'é- 
tonne dans le monde : fuis des yeux 
cette chaîne , je vais t'éclaircir la 
vue. 

• Saëb s'inclina refpeâueufement ; 
enfuite il regarda , & il vit l'univers 
entier attaché à cette grande chaîne 
de laquelle pendoient une infinité de 
chaînons -qui tenoient à toutes les 
différentes parties qui le compofent. 
Ces parties étoient encore liées en- 
tre elles par d'autres chaînons fubdi- 
vifés en un grand nombre de plus 
petits' 4 qui , ainfi à l'infini , lioient im- 
perceptiblement entre eux tous les 
êtres de la création. La grande chaîne 
à laquelle tout aboutiffoit , les fai- 



«Mk 



• * La première 6c la dernière lettre de l'al- 
phabet Arabe : c'eft cpiume.fi Ton difoit 
Alj>b*ôcOtmg4 } A &.. 

F 



111 

foït mouvoir en tous fens , &ç foN 
çoit chacun de ces êtres à fuivre telle 
ou telle djreâion. De ce point de 
vue on apperceyoit un ordre admi- 
rable qui en impofoit par fa magni- 
ficence. 

Saëb çnchanté de ce fpeôacie ad- 
miroit l'ouvrage & en refpeâoit l'au* 
teur. La Subfiance lui fit changer de 
point de vuç ; il n'apperçut plu* 
qu'une confuûon affreufe ; quelques 
étincelles de grandeur brillqjent de 
tems en teins au milieu des défauts 
les plus marqués ; le tout parôiflbit 
être l'ouvrage d'un Architeôç fupé~ 
rieur qui trayailloit quelquefois pen- 
dant l'ivreffe ; il voyoit enfin le 
monde à peu près tçl que nous le 
voyons, 

Plus étonné de ce fécond jpeâa- 
de, Saëb fe tourna vers la Subftance , 
& lui demanda comment le même 
ouvrage pouvoit paroîtrç fi mauvais 



12$ 

& fi beau. Ceft que tu ne vois plus ; 
lui répondit-elle , que quelques par- 
ties du tout régulier que tu voyoîs ; 
tu apperçois les êtres fans les chaî- 
nons qui les gouvernent ; leurs mou- 
vemens frappent tes yeux fans leurs 
caufes. La plupart des objets te pa- 
roiffent fort éloignés , fort flifpara- 
tes de ce fécond point de vue, parce 
que les liaifons , les nuances que 
tu découvrois du premier t'échap- 
pent. Ici ce font les. pièces éparfes 
& confondues de pkifieurs morceaux 
de . fculpture :'de-là ce font ces mê- 
mes pièces affemblées par un ou- 
vrier habile ; mais profite des mo- 
mens que je veux bien te donner , 
retourne à ton premier point de 
vue. 

Saëb obéit. La Subftance fecoua 
fa chaîne par trois fois , & autant 
de fois Saëb vit la face de là terre fe 
renouveller. Les déferts fe peuplent f 

F îj 



ii4 
leurs habitans multipliés vont fe ré«* 
pandre & s'établir ailleurs. .Du fond 
de leurs retraites fauvages ils appor- 
tent de nouvelles mœurs,de nouvelles 
loix , de nouveaux cultes. Les con- 
noiffances s'éteignent , la barbarie 
couvre la furface du globe , le com- 
merce èfl détruit , les arts s'enfuient , 
les villes s'anéantiffent , des déferts 
paroiffent à leur place , Babylone 
n'eft plus qu'un monceau de ruines. 
Les tremblemens de terre , les inon- 
dations , les pelles , les guerres 
plus cruelles encore , les émigrations 
amènent ces événemens qui fe fuc- 
cédent avec rapidité , dans un or- 
dre admirable & confiant. Chaque 
partie du monde s'élève , brille & 
s'évanouit tour-à»tour ; l'hiftoire de 
l'une eft l'hiftoire de l'autre ; les 
noms & les tems font les feules dif- 
férences qu'apperçoit Saëb. 

Que cela eft beau s'écrioit-il I Les 



125 

politiques de Babylone difenf cepen- 
dant que ces révolutions célèbres qui 
ont fi fouvent changé la face du mon- 
de , ne peuvent plus arriver. 

Tous les hommes font fujets à fe 
tromper ,- & les politiques le font 
encore davantage , lui répondit la 
Subfiance. Cette balance qui fait la 
sûreté des états voifins de Babylone, 
l'intérêt qu'ils ont chacun de ne pas 
laiffer augmenter la puiffance de l'au- 
tre , ne fubfifteront pas toujours. 
La durée de ces états aura un terme ; 
ils fe détruiront comme l'empire 
de ce grand conquérant, que fes 
Capitaines affoiblirent en le parta- 
geant entre eUx après fa mort , & 
commç celui de ce peuple qui com- 
manda à toute la terre , &c qui périt 
par fa grandeur. Dans l'hiftoire de 
vos pères , vous voyez celle de vo- 
tre poftérité. Les arts brillent ; ils 
rentreront dans le néant pour en for- 

nj 



n6 
tir encore , mourront & renaîtront 
pour mourir de nouveau. Rien de 
plus uniforme & de plus confiant 
que ces viciffitudes ; elles font partie 
de l'ordre qui conftitue cet univers ; 
tout ce qui s'y paffe en conféquence 
de cet ordre , eft non-feulement né- 
ceflaire , mais doit arriver comme 
il arrive , & ne peut exifter autre- 
ment. Tout eft enchaîné, tout eft lié, 
dépendant dans les caufes, dépen- 
dant & néceffaire dans les effets. Les 
rayons de la lumière dévoient por- 
ter en eux le principe des couleurs ; 
ils dévoient être faits de manière que 
réfléchis par un objet , ils allaient 
peindre cet objet fur une fuiface 
plane où fur la rétine de l'œil ; & ré* 
cîproquement la rétine de l'œil & 
les fur face s planes , dévoient être 
difpofées à recevoir cette image. 

L'œil entraînoit l'exiftence de la 
lumière pour voir , & celle des ob- 



• i 



I2 7 
jets pour êtte vus : la mairt celte de* 

chofes qui font à fon ufàge. Anéan- 
tirez une de ces parties , les au- 
tres qui y ont rapport , font inuti-. 
les ; comme tu vois , tout fe corref- 
pond , tout eft à fa place -, tout eft 
bien. 

Saëb fe fentoit encore des coups de 
bâton qu'il avoit reçus ; il* fe fouve- 
rtoit de la familiarité du nonze avec 
fa femme , & ne comprenoit pas 
comment cela étoit bien. Il retour- 
noit examiner la chaîne , s'en éloi- 
gnoit , fe frottoit le dos , Si difoit à 
feSubftancet 

Il faut convenir que votre ouvrage 
eft admirable , maïs i^ne paroît que 
vous vous êtes peiu embarraflee des 
détails , & que vous n'avez* fongé 
qu'à l'enfemble. Vous êtes un grand 
ouvrier ; cependant ne manque-t-i! 
rien à Votre -chef-d'oéuvre ? Pourquoi 

Fiv 



»'eft il pas auffi parfait dans toute* 
Ces parties que dans fon enfemble ï 
cela n'auroit-il pas été plus beau & 
plus digne d'une main auffi habiie , 
auffi puiffante que la vôtre ? 

Eft-ce à l'homme à juger mon ou- 
vrage & à s'en plaindre , répondit la 
Subftance ! Sait-il quel a été mon but I 
Apprends des fecrets cachés à tous 
les mortels , quoiqu'ils fe vantent de 
les avoir pénétrés ; apprends à rire 
avec moi , de l'orgueil , de l'igno- 
rance & de la folie de ces petits în- 
feâes que j'ai créés en me jouant > 
fiiperbes , ignorans & fous : qui me 
peignent avec tant de ridicules que 
j'en aurois hqgte, fi je n'étois pas 
ce que je fuis ; qui me croient uni- 
quement occupée d'eux % qui s'ima- 
ginent agir & vouloir à leur choix y 
comme fi la bille pouvoit fuivre une 
autre direâion que celle que lui a 



I2 9 

fait prendre le joueur qui Ta pouflee. 
C'eft à toi que je vais me commit- 
niquer , écoute. . . 

Saëb redoubla d'attention ; la Subf- 
tance parla j & . . . Saëb fe réveilla. 






Tv 



I 3° 

ZIRPHILE.DAPHNIS- 
IDYLLE. 

ZIRPHILE. 

V^ v £ la lune naiffante , à travers ce bo- 
cage , 
Brille d'une douce clarté ! 
Comme l'eau du Canal répète fon image/ 
Et ce bouquet de Joncs qui borde le rivage , 
Voi , comme au gré du vent il paraît agité ! 
Du, bocage , Berger, veux-tu prendre la 

route ? 
Nous pourrons nous affeoir fous ces Lilas 
fleuris , 
Que tu vois s'incliner en voûte. 
La Paix règne à préfent dans les airs obfcur- 
cis. 
Tu fais que j'aime tes récits , 
Et ceux que tu feras me coucheront ans 
doute* 
Oh : que tu peins bien la vertu 



f 3 f 

Tes accens font plus doux que la naiffant© 
Aurore 

Ou qu'un ruiffeau pur apperçu 

Parle voyageur abattu , 
Et qui fert i calmer la foif qui le dévore. 

DAPHNIS, 

Je vais te raconter l'hiftoirede Damon. 
Damon apprit un jour que le vieux Philemon 

Etait dans une peine extrême , 
Et qu'il ne lui refhit pour tout bien quW 

mouton , 
Seul débris échappé de la contagion. 
Hfctému , Zirphiie, & fe dit a lui-même* 
» Mon voifîn Philemon a perdu, tout fou 

bien ! 

>* Que ferai-je ? par quel moyen 

*> Adoucirai-je fa misère ? 
» J'irai • . . je lui dirai , Je t'offre m* 

chaumière ; 
» Viens, tu n'as point de fils , Damon 
fera le tien , 

« Et tu lui ferviras de Père >». 
Il dit,& fans délai court trouver le vieillard j 

Il craignait d'arriver trq£tard $ 
Envoyant la cabane , il palpua.it de joie, 

Avj 



I}2 

Dans fes embraflemens , fa bonté fe déploie j 

De cet infortuné (à main fa i fit la main , 
Et la prenant contre (on fein : 
» Viens , lai dit-il , daigne me fuivre , 

» Bon vieillard ! je prends part à ton fort 
malheureux , 

» Quelques moutons que j'ai , nous aide- 
ront à vivre , ~~ 

» Et fous le même toit , nous logerons tous 
deux » • 

Philemon le regarde,^ pleure de tendreflè. 

O mon fils ' di(àit-il> ô mon unique appui !..• 

Il tombe dans fes bras , il fanglotte , il le 
preflTe . . . 

Damon eft pénétré de la plus douce yvreflè i 

Il l'embraffait, Zirphile, & pleurait avec lui» 

ZIRPHILE. 

Damon pieurlit auflî ! Quel moment plein 
de charmes ! 
Oh ! Quelles font douces les larmes 
Qui coulent fur les maux d'autrui ! 
Daphnis , j'ai vu les miférables • • » 
Ce fpeébcle brifait mon cœur $ 
Mais , que foar devenus ces hommes re/pee» 
tables ? 



'Il 

DAPHNIS. 
Philemonavçcu près de (on bienfaiteur; 
Et pour tranfmertre la mémoire > 
Du jufte qui fut Ton appui , 
A ceux qui vivront après lui , 
Sur un ormeau lui-même a gravé fort kit- 
toîre. 
On ne s'en approche jamais , 
Qq on ne verfe des pleurs en parcourant ce* 

traits. 
Les Mères vont s'afleoir fous fon épais feuil- 
lage; 
Biles j mènent leurs enfans , 

Et pénètrent leurs cœurs de tendres fenti- 
mens > 

En leur montrant du doigt cette touchante 
image. 
Un Vieillard élève fa voix, 
La troupe autour de lui s'aflemble, 
Il raconte comme autrefois 
Les deux Pafteurs vivaient enfemble. 
On l'écoute , on bénit Damon ; 

Et chacun s'en retourne en prononçant feat 
nom* 

3#t 



»34 



L'HEUREl/SE 

FAMILLE, 

CONTE MORAL. 

H laboure le champ que lafeouroic fon père. ( R ac as ) 

JuE jeune Bazîle étoit le fruit d'une 
union mal affortie. Sa mère d'une an- 
cienne Maifon de Périgord , mais ré- 
duite à une extrême pauvreté 5 s'é- 
toit déterminée à époufer un Labou- 
reur aifé , plutôt que de s'abbaiffer à 
fervir. Son mari étoit neveu d'un Prê- 
tre refpe&able , qui lui avoit donné 
une éducation fupérieure à celle que 
reçoivent les habitans de la campa- 
gne. Un cara&ère bienfaifant , une 
grande modération , une probité 
exa&e , le faifoient également efli- 
sner de Tes (upérieurs & de Tes égaux. 
Amélie, c'étoit le nom de fa femme, ' 



135 

du lieu de ne conferver que l'élévation 
des fentimens qui eft de tous les états, 
avoit gardéjdans une condition bon* 
nête , mais trop peu confidérée , un 
orgueil qu'on ne pardonne pas même 
à la nobleffe opulente. Elle fe fouve- 
noit toujours du nom qu'elle avoit 
porté & ne fe rappelloit point affei 
que la mifere l'avoit forcée à le per- 
dre. A Uard 9 qui, par fes vertus , 
par fa fenfibilité ; par fes mœurs , 
ennobliflbit fon état , cherchoit à le 
lui faire envifager avec moins d'hor- 
reur. Ses efforts étoient vains : il 
avoit employé pour adoucir l'humeur 
de fa femme , tous les moyens dont 
une ame tendre fait faire ufage. II 
avoit voulu pénétrer dans fon cœur , 
en lui faifant goûter ces plaifirs fi 
vrais , fi touchans , que la nature 
donne à tous les hommes , & dont ils 
jouiraient avec plus de tranfport s'ils 
étoient moins, éloignés de leur prc- 



isiiere fimplicité , fes foins étoienf 
rejettes avec dédain ; le plus offenfant 
mépris en étôit la récompenfe. Une 
pareille conduite le plongeoit dans la 
douleur, & pourtant ne l'aigriffoit pas. 
Il aimoit. Si du moins j'avois un en- 
fant , difoit-il , il me ramènerait le 
cœur de fa mère : la nature l'amolli* 
roit ce cœur que la fierté rend infle- 
xible. Amélie feroit touchée des ten- 
dres careffes & du foufire de l'inno- 
cence. Je faifirois un inftant où elle 
céderait à l'impreflion du fentiment, 
& je la forcerais de répondre aux 
miens. 

Il fe paffa plufieurs années ayant 
que fes vœux fuflent exaucés ; mais 
enfin Allard fe vit père & crut tou- 
cher au moment de fe voir heureux. 
Il reçut fon fils avec les tranfports de 
la joie la plus vive ; il le ferra contre 
fon fein ; il le regardoit comme un 
^age qui déformais allait affurer & 



»37 

t 

félicité. Il fe trompoit : le caraftere 
une fois formé fe change difficile- 
ment. Amélie conferva le fien long- 
tems encore 9 & fon époux eut la 
crainte de voir fon fils en hériter. Né 
pour aimer & fait pour l'être , il fe 
flatta qu'au moins cet enfant fi défiré 
répondrait à fes fentimens , & que 
la nature le confoleroit des peines 
que lui avoit fait éprouver l'amour. 
Sa tendre fie pour fon fils ne fe borna 
pas à de vaines careffes. Capable , 
par les leçons qu'il avoit reçues , par 
les bonnes leûuffcs qu'il avoit faites, 
& fur-tout par fes réflexions , de lui 
donner d'excellentes inftru&ions , il 
employa tous fes foins à lui donner 
une éducation qui le rendît content 
de fon fort & lui fit éviter les écueils 
dans lefquels fa mère étoit tombée. 
Il étoit encore attaché à fon fein 9 
qu'AUard déjà cherchoit à deviner 
fes inclinations , & a étudier en lui 



i 3 8 

ces mouvemens , qui , tous foible* 
qu'ils font dans l'enfance , donnent 
cependant des indices qui font juger 
de ce que fera 1 aine dans un âge plus 
avancé. Attentif aux plus petites cho- 
fes ( il n'en eft point d'indifférentes 
pour un père tendre & éclairé)*il fit 
reblanchir l'intérieur de fa maifoo , 
il l'ornoit de fleurs & de verdure ; il 
y raffembloit les plus jolis enfans du 
village ; il animoit leurs jeux gour 
que la joie fût toujours peinte fur 
leurs vifages. Il vouloit que le pre- 
mier fpeâacle , auitfoffriroit au yeux 
de fon fils , fût celui du contentement 
& que la première impreflion qu'il 
reçut , fut celle de la gaieté. C'eft 
peut-être des premières impreflîons 
qui ont frappé nos organes que dé-» 
pend la tournure de notre caraûère. 
Pourquoi ne feroit-on pas parvenu à 
lui en donner une plus heureufe en 
multipliant les images riantes autour 
de nos berceaux ? 



»39 

Le petit Bazile grandifToit , & il 

laiffoit déjà entrevoir un cœur fenfi- 
ble, un efprit facile , une conception 
vive , mais une humeur légère & du 
penchant à la vanité. Sa figure étoit 
agréable , fa phifionomie fine , & fon 
air enjoué. A mefure qu'il fe dévelop* 
poit , fon père s'attachoit à lui infpi- 
rer ces vertus douces qui font le bon- 
heur de tous les hommes dans quel- 
que condition que la nature les ait 
placés. Il cherchoit à fortifier les dif- 
pofitions favorables qu'il remarquoit 
en lui ; il fe fervoit même de fes dé- 
fauts & tâchoit de les faire tourner 
au profit de fes bonnes qualités. D'* 
bord il ne commença pas à le faire 
taifonner , mais il l'accoutuma à fen- 
tir. Il l'emmenoit avec lui dans la cam- 
pagne ;il choififlbit pour fes promena» 
des les payfages les plus rians ;il lui 
faifoit entendre les concerts des oi- 
feaux j jouir de la fraîcheur, des fo* 



i4ô 
rets, du coup-d'œil charmant des 
prairies & de la rfcheffe des coteaux* 
Il le rendoit témoin des jeux des Ber- 
gers & de la fatisfaôion des labou- 
reurs , qui trompoient en chantant 
la fatigue de leurs travaux. En lui 
préfentant les images gracieufes de la 
vie champêtre , il efpéroit qu'il la 
lui fer oit aimer. 

Cependant Allard craignoit avec 
raifon que fa mère ne l'empêchât de 
céder aux impreffions qu'il vouloit 

lui faire prendre. L'orgueil qui ne 
peut plus fe nourrir par de vains 

honneurs , ne s'éteint pas toujours , 
quoiqu'il n'ait plus rien qui le 
flatte. .11 gémit dans l'obfcurité & 
femanifefte par fa propre douleur. 
Amélie ne jouiffant plus du rang 
dont elle étoit defcendue, s'effor- 
ç oit de faire paroître fon fils com- 
me y tenant encore. Les habillemens 
qu'elle lui donnoit n'étoient pas ri- 



i4i 
thés, mais ils étaient plus recherché» 
que ceux qu'on porte au village ; du 
linge un peu- plus fin , des cheveux 
mieux arrangés , de petites chofes 
enfin , que l'œil d'un homme du mon- 
de n'auroit pas faifies , lui donnoient. 
un air de parure choquant pour des 
gens qui ne voyoient en lui que le 
fils de leur égal. On lui recomman- 
dent fans ceffe de ne. pas fe familiari- 
fer trop ; on lui vantoit continuelle- . 
ment la nobleffe de (ts Parens ; on 
le plaignoit de n'être pas lui-même 
noble comme eux ; enfin on le ren- 
dait malheureux, en lui faifant re- 
gretter de frivoles avantages dont fon 
père vouloit lui apprendre à fe paffer. . 
Allard a voit cette philofophie fim- 
ple & vraie qui ne cherche pas le, 
bonheur dans l'opulence & dans les. 
titres & qui le trouve quand des eau- 
fes étrangères ne s'y oppofent point ,: 
dans la jouiffance de ces biens que la 



*4* 
nature offirc à tous fes enfaris , dans 

l'amour , dans l'amitié & dans la pra- 
tique des vertus qui rapprochent les 
hommes , en les rendant les bienfai- 
teurs les uns des autres. Pour détruire 
le germe d'orgueil qui étoit dans le 
cœur de Ton fils & qu'on ne s'occu- 
poit que trop à fàvorifer , il travail- 
loit à lui infpirer les tendres fenti- 
mens dont il étoit pénétré lui-même. 
Il lui faifoit concevoir la volupté pure 
que laifie~après lui le fouvenir d'une 
bonne aâion. Autrefois il étoit le. 
confolateur des affligés , le protec- 
teur des foibles , le foutien des hom- 
mes plus pauvres que lui ; il voulut 
que fon fils le devint , qu'il jouit fou- 
vent du fpeâacle le plus beau qui foit 
dans la nature , celui de la joie & de 
la reconnoiffance peintes dans les 
yeux de l'homme qu'on fecourt dans 
L'inftant où il eft accablé. Notre voi- 
fin eft malade , difoit-il quelquefois 



14* 
à Bazile , peut-être {es champs {&> 

r ont-ils phis mal labourés que s'il pré-» 
fidoit lui-même au travail de fes ou- 
vriers , menez-y nos chevaux , con- 
duirez vous-même la charrue,& lors- 
qu'il portera dans Ton domaine fei 
pas encore chancelans , qu'il voye 
qu'on n'eft pas ingrat des foins qu'it 
prend pour fe faire aimer. Bazile y 
allok , & peut-être autant par va- 
nité que par bienfaifance , il s'appli- 
quoit à rendre fon ouvrage profita-* 
ble au maître du champ qu'il labou- 
roit. Celui-ci ne jouiffoit pas du fruit 
- de fes peines fans marquer fa fenfifeî- 
lité. U prononçoit le nom* de Bazile 
avec: atteadeiffement ; il faifoit for* 
ék>g€ avec cette énergie , avec cefte 
vérité que Le intiment feul infpi¥e« 
Allard joignoit fes louanges à celtes 
qu'on donnoit à fon fils. Il l'applau- 
dilfoit avec chaleur des bonnes ac* 
tiom.qufrlui*memerengageoit à faire* 



H4 
En flattant fa vanité , Iorfqu'il faî- 

foit le bien , Iorfqu'il montroit le 
defir d'être utile , Iorfqu'il rendoit 
des fervices avec cet air content qui 
vaut mieux que les fervices mêmes , 
parce qu'il marque la fatisfa&on 
qu'on trouve à les rendre ; il croyoit 
le détacher des chimères éblouiflan- 
tes dont on Pentretenoit tous les 
jours. Pour y réuflir plus sûrement , 
il voulut l'enchaîner par les liens fi 
doux de l'amitié , par les liens plus 
doux encore d* l'amour. Un frère & 
une fœur , Lucie & Marcel , par 
leur enjouement , par leur âge : con- 
forme à celui de Bazile , par leur ca- 
ractère tourné à la tendrefle , & Lu- 
cie furtout par les charmes de fa fi- 
gure , lui parurent propres à faire 
réuflir fon projet. Il les attira chez 
lui , facilita leurs jeux , égaya leur? 
occupations , fît naître pout eux des 
plaifirs ; en y prenant part , il les 

augmentait. 



»4f 
augmentait. Les regards paternels ne 

font redoutés que lorsqu'ils font tou- 
jours févères ; mais quand ils fe tour- 
nent avec bonté , quand ils jouirent 
avec complaifance des amufemens de 
Ja jeunefle , ils les rendent plus inno- 
cens , fans les rendre moins vifs & 
moitié gais. 

Bazile avoit fèize ans. Il éprouvoit 
audedans de lui-même un changement 
dont il ne pouvoit fe rendre compte» 
il n'a voit plus les goûts qu'il a voit 
«is ; il s'ennuyoit des étiofes' qui Fa*- 
voient le phis amufé ; chaque jour il 
perdoit de fa gaieté , fans cependant 
avoir aucune raifbn d'être chagrin, 
Marcel fôn ami , Marcel même lut 
platfoit moiris. Auparavant il lui était 
néceifaire ; il trouvait les jeux lan- 
^uiffans dès' qu'ils fe fâifoient fans lui; 
-mais depuis quelques tems il faififloit 
tous les prétextes de s'éloigner. II 
aipioit mieux être feul , lorfqu'il 

Q 



*4* 

tfétbît pas; avec tuçie. Ils alloîcnt 
jenfemble o^nduiie leurs troupeaux 
ians les lieux les plus* foiitaires, & 
paffoient -les jours fans fe rien dire U 
{ans néanmoins s'ennuyer : ils fe re- 
gardaient tous deux ; ils foupiroîent , 
puis fe regardaient encore. Qi\eiq«*e- 
fois la nuit les furpjenoit .aV,ant qu'ils 
€uflfent fongé -à retourner au. Village. 
» Je ferai grondée de mon père , di- 

* foit Lucie \ f»a mère me grondera 

* répondait Bazile ; mais ma. chère 
*, Lucie , je ne crains pas d'être 
» grondé tous les foirs , fi je puis 
-h pafler tous les jours avec vous. Je 
» ne fais pourquoi , muis je n'ai de 

* plaîfir que lorfcjire nous, femmes 
^ feuls enfemble. J'çitne bien mon 
3> père. . . cependant. » 4 j'ai honte de 

* l'avouer. . • Lucie 9 je Vous aime 
» encore mieux que lui, Et moi, re- 
» prenoit Lucie. . .. mais Bazile 9 nous 
:» faifons mal de ne pa$ aimer nos pa- 



*4T 

» tens davantage. . . ils ibnt fi.bonf 

j> pour nous ». 

Us n'avoient ^ruit perfonse de 
leurs fentimens , ils les ignor oient 
«ux-mêpies , & cependant ils n'é- 
toient ignorés d'aucuns des habitans 
du yillage. Lç p^re de Bazije, le* 
parens. de LucjÇ , vpypieijt avecik^ 
tisfaâion leur njutuel penchant, ils 
les trouvoiçnt dignes Tua de l'autre » 
,& bientôt ils forgèrent à les unir* 
jAllard furtout , à qui fa tendreflc 
diftoit les voeux Jes pljis ardens pour 
le bonheur 4e Ton fils , fouhaitçit dç 
lui voir former d^s liens , qui , l'at* 
tachant à fon état par les charmes de 
l'arnour & par Iqs douceurs de la vie 
chamgêtre , Pentpêehtfflejît de re- 
gretter un fort plus grillant & moins 
heureux fans doute. ll«avoit. fait tou- 
tes les démarches .néceffaires ; elles 
nvpient réuffi. Les parens de Lucie f 
f&$ptf& ^e tendreffe pour elle , rem* 

Gij 



*4* 
plis d'honneur 8c de probité , accejv 

terent avec reconnoiffanee la propo» 
fltioii dPAllard, moins parée qu'il 
étoit le plus riche , que parce qu'il 
&oit le plus vertueux habitant du 
Canton. Il falloit le confentement de 
la mère de Bazile , fon père le char- 
gea de l'obtenir lui même. « Mon 
» enfant , lui dit-il , tu fais combien 
» je t'aime : je fuis à préfent dans cet 
âge oîi l'on ne trpuve plus de fatis* 
» faôion que dans le bien qu'on 
» peut procurer à fon fils. Le tien , 
» le tien feul m'occupe ; je veux que 
» tu fois content , & goûter avant 
I» de mourir le plaifir de voir ton 
» bonheur affuré. Tu es bien jeune 
» encore , mais peut-dîï être trop 
» tôt heureux ? Je fonge à te marier: 
» C'eft Lucie , cette Lucie qui te 
» plaît ' tant , quoique tu ne m ? en 
» ayes pas parlé , que je t'ai choifie 
» pour époufe, Ses parens te la dop? 



149 

» fieront volontiers ; mais par let 

» plus tendres prières &c les plus 
» douces carefles , force ta mère à 
» ne pas s*oppôfér à un mariage qui 
>> te convient ; c'eft avec peine qu elle 
9* fe rendra. Affligée d'être la femme 
%j d'un Villageois , quoique tu ne 
» fois qu*un Villagois toi-même % 
» peut-être efpere-:t- elle encore , pat 
» le crédit de fa famille , t'arrache* 
^ à un état te plus heureux de tous , 
99 quand on eft né pour y vivre. Ref- 
» pede ta mère , chéris la , mais né 
9 te laiffe pgs féduire par fes difeours 
9» orgueilleux. Mon fils ! mon cher 
» fils ! ne fonge point à abandonner 
» ta vie de tes pères ; c'eft la vie de 
» la tranquillité , de l'innocence & 
» de la vertu même. Dans les pre- 
» mieres années que tu feras dans 
» ton ménage , tu ne trouveras pas 
» de peines confidérables. Tu as de 
» la force , j'ai de l'expérience > nous 

Giij 



M* 

& tlotîS aîdërohs mutuellement. Tu 
* féhiïras ton père , tu écouteras ton 
*aini , 8è tu verras tout profpérei* 
» autout de toi. La pa& & la joie 
» régneront dans ta famille. Un mê- 
» me efprit nous conduira tous ; iî 
rapprochera les âges les plus difle- 
» rens. Encore occupé de toi dahs* 
» mes derniers inftans , mi trem- 
ii blanté' main agitera le berceau àë 
m tes enfans. . . » Bazile voulut ré- 
pondre , il ne le put : fa voix fut 
étouffée ; fes yeux fe remplirent de 
pleurs ; la reconnoiffance & l'amour 
filial font auffi couler des larmes. 
Amélie fut témoin de cette fcène at- 
iendriffante : Allard la laiffa avec fon 
fils ; il efpera que l'émotion de Ba- 
sile pafferoit jufqu'à elle; En effet , 
d'abord H réuffit à la toucher ; il fe 
jetta dans tes bras ; mouilla fes joues 
des plus douces larmes. Ma mère , 
fécria-t-il d'une voix entrecoupée, 



ma mère ! je fuis heureqx £ voua 
Voulez On» nie donne» Iuioi* y Lucie 
k plus belle , la plus aimable* fille du 
Village ,, que tons- les jeufte* garçons 
adorent & qui n'aime que moi. Y 
penfez-vous, reprk : elle, fans co- 
lère , mais avec dédain, y penfez- 
vous ? Eft-ce bien mon fifoqui penfe 
à une alliance qui me dégraderait 
plus encore que je ne le fui® > N'a- 
joutez pas à ma misère ; laifiez-mo* 
Vous donner une époufe quifoit mon 
égale & que fans rougir je puifi* 
nommer ma fille. Bazile voulut ré* 
pondre > elle l'en empêcha. Elle em- 
ploya pour le gagner , cette adreffe 
qui fouvent tient lieu d'efpfit aux 
femmes y & qui , prefque toujours 
les fait arriver à leurs fins ; elle ra- 
nima dans le cœur de fon ils un 
mouvement de vanité que Tamoûr 
avoit rail en ti , mais qu'il n'avoit pu 
détruire. Elle échauffa fon imagina* 

Giv 



15* 
Son; & parvint à lut faire défirei 

avec autant d'ardeur de voir rompre 
fon mariage , qu'il avo ( it eu de joie 
quand fon père lui avoit appris qu'il 
étoit conclu. Pour rendre fon triom- 
phe plus certain , elle courut l'annon- 
cer aux païens de Lucie. Elle voulut 
qu'un affront cruel mît une barrrierç 
éternelle entre les deux familles. Elle 
arrive dans celle dé Lucie 9 & bientôt 
y trouble l'aimable gaieté que l'affu-i 
rance d'une fati$faôion prochaine y 
faifoit régner. On fe levé , on s'en*? 
prçffe , on l'entoure , on l'écoute 
avidement ; on croit qu'elle vient 
partager le contentement que l'union 
des deux amans fait naître ; on n'eft 
' pas longtems dans Terreur. Un fou- 
rire amer précède la déclaration 
qu'elle va faire. C'eft avec le mépris 
'le plus outrageant qu'elle rompt les 
èngagemens que fon époux avoit 
pris, Elle porte la douleur dans le 



fcϝr innocent de Lucie. Elle voit 
Couler fes larmes , elle infulte en- 
core à fes pleurs. Allard arrive dan$ 
cet inftant cruel : il lit fon malheur 
fur tous les vifages. Il s'en retourne 
Je défefpoir dans le cœur ; il revoit 
fon fils , il le regarde avec des yeux 
où la douleur & le mépris.font peints. 
.Bazile qui redoutoit fa colère , fe 
trouve foulage par fon filence. Il ne 
s'apperçoit pas que ce filence eft ce- 
lui d'une ame ulcérée & fermée au 
bonheur ; il ne tarde pas à fe repen- 
tir de fa fauflfe démarche ; il détefte 
fa faiblefie & fa vanité ; mais com- 
ment compter fur les regrets d'une 
ameauffi légère. 

La maifon d' Allard auparavant l'a^ 
zile de la confiance , des jeux & du 
bonheur , eft devenue le féjour de la 
contrainte , du «mécontentement & 
de l'ennui. Les careffes que Bazile 
recevoit de fa mère ne le dédomma- 

Gv 



154 

geoient pas de cette familiarité dans 

laquelle il èft fi doux de vivre avec 
Un père tendre. Tantôt il fe lïvroit 
encore à des efpérances chimériques; 
plus fouvent il s'abandohnoit du fen- 
iiment de honte que faHbit naître en 
lui fa légèreté $ & à la douleur de 
caufer lés chagrins du meilleur des 
pères. Tous tes jours fe paffoient dans 
l'incertitude & la langeur. Cepen- 
dant , dans fa triftefle , il lui reftoit 
une confolation à laquelle il ne de- 
voit pas s'attendre. Marcel qu'il avoit 
négligé , Marcel dont il avoit délaif- 
fé la fœur , demeura conftamment 
fidèle à l'amitié. Il cherchoit à diffî- 
per l'affliftion qui tuoit fon ami. H 
auroit voulu ranimer eh hiî le goût 
de ces plaifïrs qui avoient fait les dé- 
lices de leur enfance ; mais le tems 

V 

en étoit paffé pour Bazile. Les pa£ 
fions ardentes ne nous rendent pas 
feulement malheureux, tandis qu'el- 






* 5Ï 

fcs jozmk fokçagkieat : mais en don* 
ûanttropdej-effibrf.ànosaraesi, elles 
leur otent l?aihour des chofes fim* 
pies -, qui ne revient ..plus ou qui ne 
renaît que lorïqu'uo loitg e*bne leur 
aiuccédé*: ...... ~i .':o'..i!! • . . / 

Ptufieuf s inois s'étaient écoulés 
depais qu'AUari feibafil* vivovent 
dans cette. tranquillité , ou plutôt 
dans cette mélancolie fombre , plus 
aflfreufe peut-être que les chagrins 
viotens , lor£qu*Amélie qui par fon 
humeur hautaine & fes confeiis dan- 
gereux , avoir caufé toutes leurs 
peines , y en ajouta de nouvelles. 
Vraifeniblabiement touchée' d'avoir 
occafionné le défo rdre qui régnoit 
dans faiarmiile, mais trop fiere pour 
vouloir paroître fe repentir , elle fe 
laifloit. confumer en Silence par fa 
douleur. On la voyok dépérir , fans 
pouvoir - deviner le principe de fon 
mal. Elle fe refufoit également aux 

G vj 



caréffes de ton i3g & aux attention^ 
de fon époux. Aifard ,.iattx yeux 
duquel on n'étoit plus coupable , 
dès qu'on étoit malheureux , cher- 
choit tous les moyens de.ramener en 
elle le calme & la fanté. Ses foins fc* 
rent inutiles & Té tk.de fa femme 
devenoit tous les jours pllis dange- 
reux. Une fièvre ardente accompa- 
gnée des accidens les plus fâcheux , 
fit bientôt perdre l'efpérance de la 
conferver. Son fils. & fon époux ne 
s'éloignoient pas d'elle un kiftant ; ils 
tenoîent chacun une de fes main* 
dans les leurs ; Baziie mouilloit de 
pleurs le lit de fa mère , & Allard la 
regardoit avec des yeux humides & 
attendris. Déchirée par ce touchant 
:fpeâaele, l'amour maternel , lare- 
connoiffance , la tendrefle , Tem- 
; portèrent enfin fur l'orgueil. Elle fit 
un effort , & paffant un de fes bras 
autour du col de fon mari & l'autre 



•utoitr de celui de fon fils , elle Iesi 
attira tous deux en mème-tems con- 
tre fon fein. Elle fembla fe ranimer 
& jouir avec délices de cette fîtua- 
tion ; mais fon émotion .étoit trop 
forte pour qu'elle pût longtems la 
foutenir. Elle tomba bientôt dans uis 
évanouiffement profond. Bazile, fans 
connoiiFance auprès de fa mere,avoit 
autant befoin de fecours qu'elle-mê- 
me, & Allard abforbé par fa douleur, 
étoit incapable de leur en donner. 
On vint héureufement les rappeller 
à la vie , ce ne fut que très-diffici- 
lement qu'on parvint à y faire reve- 
nir Amélie. A peine eut* elle ouvert 
les yeux,que l'égarement s'y peignit. 
Le délire fuccéda à fa faibleffe ; & 
dans fon tranfport , devenue plus 
intéreflante encore , elle porta Tat- 
tendriflement dans tous les cœurs. 
'Malgré tous les efforts qu'on faifoit 
pour la retenir , elle s'arracha de 



M*. 

Ion lit , fe précipita au? pieds 4ft 

(on fils , qu'elle prenoit pour (pu 
époux ; & tn . tes baignant de lar-r 
mes, cite le fupplioit dç pardonner 
totis les chagrins qu'elle lui avoit 
donnés. Elle lui difoit : homme ref- 
peftable , fois grâce à une époufe 
trop indigne de toi. Fais grâce , Al- 
lard , mon cher Allard ! . . . Elle fer? 
roit les genoux de Bazile avec force , 
& difoit encore : Rends à ton fils ton 
amitié , c'eft moi , c'éft moi feule 
qui la lui ai fait perdre. S'adreffant 
enfuite aux témoins de cette fcène 
déchirante, elle s'écrioit : Il ne me ré- 
pond pas ; joignez- vous donc à moi , 
forcez-le à me rendre fa tendreffe , fa 
tendreté que j'ai méprifée,& dont je 
fens à préfent tout le prix. . . mais 
ils fe taifent !... ils font muets !... Ils 
l'étoicnt en efFet. Le Curé , le Mé- 
decin , les Femmes , tout le Monde 
pleuroit , tandis qu'Allard & fon 61$ 
pouflbient les cris du défefpoir. 



/ 



M9 

; Revenu de cet état d'immoBiKté 
oh jettent les fpeôacles frappons & 
innattendus , on s'emprëfla autour 
d'une malade,qui s'acquéroit tant de 
droits fur les cœurs. On la reporta 
dans fon Kt ; & M. Chablais , qui , 
par amour pour Phûmanité , s'étoit 
confacré au fervice des habitans de 
la campagne , & qui , par fon ap- 
plication extrême étoit devenu l'un 
des plus grands Médecins de l'Euro- 
pe, parvint à, tranquillifer fes efprits. 
Il fcfpéra même que la violente agita- 
tion dans laquelle ils avoient été, 
loin de lui être nuifible , pourroit 
lui devenir falutaire. Il ne fe trompa 
pas : les remèdes opérèrent ; ils fem- 
bloient recevoir de l'efficacité de la 
main qui les offroit : c'était tôujoure 
celle d'Allard,ou celle de fon fils. Le 
Médecin n'avoit garde de les éloigner. 
Souvent c'eft en ramenant la fatisfae- 
tidn dans l'aine , qu'on parvient à 



i6o 

tendre au corps la farité. ÀméEe J 
fans doute , dut le retour de lafienne 
à cette volupté pure que fait éprou- 
ver la certitude d'être aimé : Elle li- 
foit dans les yeux de fon fils , dans 
l'altération de fa voix , dans l'inquié- 
tude qui fe peignoit dans tous fes 
mouvemens , combien elle en étoit 
chérie & combien fon état l'allarmoit. 
Elle le confoloit en jouifTant avec 
délices de fa douleur. Elle voyoit 
dans les foins de fon époux, dans 
les tendres attentions qu'il avoit pour 
elle , dans les fervices emprefles qu'il 
lui rendoit , combien il craignoit de 
la perdre. Je pouvois donc être heu- 
reufe , lui difoit-elle , en s'attendrit 
fant ; j'avois trouvé dans vous le 
meilleur ami , répoux le plus fenfible, 
rhomme le plus vertueux. . . Hélas ! 
je m'en fuis rendue indigne , & ce 
n'eft qu'au moment où je vais n'être 
plus que j'apprends à çonnoitrç le 



i6t 

véritable bonheur. Ton cœur me l'a 
toujours offert & mon odieux orgueil 
a toujours dédaigné ton cœur bien* 
faifânt. Si j'étois rendue à la vie* 
quelle différence tu verrois dans mes 
fentimens 2 Allard ne lui répondoit 
que par fes careffes & par fes larmes ; 
mais il ceffa bientôt d'en verfer : M* 
Chablais lui rendit l'efpérance. La 
con va lefcence d'Amélie fut affurée ; 
elle fut longue , & pendant tout fon 
cours la conduite d'Allard ne* fe 
démentit jamais. Ce fut toujours celle 
d'un ami fenfible , qui goûte avec 
tranfport la fatisfaûion de voir fon 
ami revenir à lui. Lorfqu'il n'eut plus 
d'inquiétudes fur la fanté de fa fem- 
me 9 il voulut fe délivrer de celle 
que la connoifTance de fon caradere 
pouvoient lui laitier encore. C'étoit 
en penfant qu'il avoit vieilli & fon 
expérience lui avoit appris qu'il fal- 
Joit fe défier des réfolutions formées 



i6a 
clans ces inftans où le fentiment en- 
traîne. Dans fa chaleur il difte fou- 
vent des promettes qu'on oublie 
quand il fe refroidit Peut-être plus 
que perfonne capable de s'attendrir , 
ce ne fat cependant qu'à la raifon 
feule qu'il vouloit avoir obligation 
du retour d'Amélie. La franchife a 
toujours des droits certains r dès que 
1 humeur &c h dureté ne l'accompa- 
gnent pas. Ce fut fans détour qu'il 
parla de fes craintes , • & qu'il latâa 
paroitre (es defirs. Le Ciel vous a 
rendue à mes vœux , dit il à fon 
époufe ; il femble même qu'il n'ait 
mis vos jours en danger que pour 
vous apprendre à connoître & à 
vous attacher à celui que le devoir 
& furtout fa tendreffe vous difoient 
d'aimer. J'avois , pourfuivit-il , à me 
plaindre de vous. Votre froideur, 
vos dédains , votre fierté m'avoient 
aliéné : Je l'avoue , je croyots que 



c'étoit pour toujours ; maïs ce n'eÛ 
pas l'amour qui s'allume dans le cœur 
de l'honnête-homme quï peut entiè- 
rement s'éteindre. Le mien fe rani- 
ma 5 il reprit toute fa force lorfquë 
je vous vis en péril. Je revins à vous , 
vous fôtei fenfible à mon retour ; 
nos larnves-fe mêlèrent ; le fentîment 
les fit couler ; & je reconnus 5 dans 
Fexeës de ma peiné , le charme de 
répandre des pleurs. Mars bientôt 
l'amertume de vos regrets & la vio- 
lence de vos maux me plongèrent 
dans le <ïéfèfr:oiT , il fut fuivi de$ 
douceurs- de Pefpérance. En revenant 
à la vie vous ramenâtes la fatisfaftio* 
dans mon cœur ; vous y fîtes luire 
l'aurore du bonheur : je ne Pavois 
point encore connu. Jamais 5 ma 
chère Amélie ! jamais vous n'aviez 
tourné fur moi dés regards atten- 
dris. . . Votre. • . Mais laiffons les 
reproches ; ne nous rappelions que 



1*4 
Finftant qui m'a donné une époufc 

Ayons - le toujours préient i pour 
que tous ceux qui le fuivront lui ref- 
femblent. Amélie voulut parler ; mais 
plus on fent , moins on s'exprime. 
Elle fe jett? dans les bras de fon ma* 
ri , le ferra étroitement , & fes yeux 
furent les feuls interprêtes de fon 
cœur. 

Allard avoit préparé fa oonverfa* 
tion , il fut en état de la pourfuivre. 
Ma chère Amélie , continua-t il , 
vous ne vous ofFenferez pas fi votre 
époux, fi l'homme que vous avez 
forcé par des fentimens plus doux à 
devenir votre ami , vous parle avec 
cette vérité que l'amitié exige. N# 
craignez pas que je conferve du refr 
Sentiment, Si je penfe encore aux dé- 
fauts que vous aVez eus, ce fera 
pour mieux jouir des vertus qui les 
remplacent. En faisant mon malheur 
ils vous rendaient malhçureufe. On 



Ttft tou/eurs^quand par hauteur on s'& 
Joigne des gens parmi lefquels le fort 
force de vivre. Rapprochez-vous des 
femmes que votre mariage a rendu vos 
égales. Peut-être ne trouverez-vous 
pas dans leur fociété autant de dégoût 
que vous Pavez imaginé. Vous ave* 
paffé votre première jeuneffe dans 
une maifon que vos parens nom- 
moient château. Votre naiffance ne 
vouspermettoit pas de vous y livrer à 
des occupations qui font éviter l'en- 
nui aux habitantes de la campagne,& 
qui même les fatisfont ,parce que c'eft 
pour des objets chéris qu'elles travail» 
lent. Des pvragçs fouvent pénibles , 
mais partagés par leurs parens , let 
feins qu'exigent d'elles leurs familles, 
le mouvement,!» gaieté, la vie cham- 
pêtre leur donnent des idées plus in* 
tereffantes , plus variées que celles 
qu'ont ordinairement des femmes 
d'Un ordre fupérieur,dontFéducatioa 



*66 
A'a pu être foignée. Mon oncle m'a 
fouvent dit , il avoit beaucoup voya- 
gé-, & fa {implicite , fa droiture & 
Us connoiflances qu'jl avoit acquifes 
le faifoient recevoir partout avec 
plaifir ; il m'a dit fouvent qu'il avoit 
yu plufieurs fois des Seigneurs & des 
Sayans même,étonoés de l'entretien 
des Villageois , fe plaire à leur con- 
versation & admirer la jufteffe de 
Jeurs raifonnemens. Ne dédaignez 
donc plus des gens qui ne font point 
méprifables, puifqu'ils font honnêtes 
& fenfés. Traite&nous en hommes. 
Tirez de votre état. le parti le plus 
avantageux ; faites-vous aimer de 
fous les habitaos du Village , vous 
favez fi votre fils , fi votre époux 
vous. adorent déjà. Je ne vous pro- 
mets rien , interrompit vivement 
Amélie en embraflant fon mari , je 
ne vous .promets tien , mais vous 
«errez; 



}6y 
Dès le moment même elle fut 
quitter des vetemens , qui , fans 1* 
parer davantage , fervoient à la faire 
diftinguer des autres femmes du Vil- 
lage. Elle prit un fimple corfet 9 un 
fablier blanc , une coëffure fans fon- 
langes ; & dans cet habillement plus 
convenable à Tépoufe d'AUard , elle 
(ut trouver fa voifine. Etonnée de re- 
cevoir une vifite d'Amélie & de la voir 
fous ces champêtres habits , la bonne 
Toxnettfi ne peut, s empêcher de mar- 
quer ù furprife. Eh bon dieu ! lui dit- 
elle , c'eft vous qui venez naife com- 
me nous autres pay.fannes , qui ve- 
nez dans, la pmi on d'un pauvre La- 
boureuivMan j&ari,lui répondit Amé- 
lie , - m!a fait ouvrir -les yeux. Ses 
foins , fa bonté*, fa tendreffe ont fait 
«aître .dans. mon ame Ja. reconnoif- 
iance &c l'amour ; le fentiment y s 
/appelle la, raifem ; je rougis à pré- 
sent vd'une conduite, qui œe ftifcit 



i6S 
détefter ; je hais mon orgueil , ma 
fotte vanité ; je veux jouir de ces 
biens qu'Allard aflure que Pon goûtç 
mieux au Village que par-tourjailleurs. 
le veux être aimée ; je vous demande 
votre amitié , pourfuivit Amélie , 
je vous offre la mienne 9 &c je vous 
aurai la plus grande obligation fi vous 
i'aci eptés. Sonne , gaie * vive, fran- 
che , Toinette reçut avec plaifir les 
avances d'Amélie. Bientôt la con- 
Varice s'établit entr'elies. Leur con- 
verfation s anima & devint intéref- 
fante. Toinette parla de fon ménage, 
de fon mari , de fe$ enfans , du bon» 
-heur des familles unies , de Ja fatis* 
•faâion qu'on éprouve quand on vit 
bien avec Ces vohins, de celle qu'on 
trouve quand on les, oblige & quand 
on reçoit d'eux des fervices qui prou- 
vent qu'on en eft aimé. Elle mettoit 
dans fes difcours tant de chaleur, 
tant d'énergie ; qu'Amélie fut émue 

& 



& attendrie. Elle fentît cette ïmpref. 
Son vive que fait naître le récit des 
chofes honnêtes,& le tableau de cette 
vie douce qu'on ne trouve qu'au feii* 
de la tranquillité & delà vertu. Quoi ! 
s'écria- 1- elle , j'ai pu vivre ii prè$ 
du bonheur,& ne pas le goûter 1 1l * 
fui la mdifon d'Allàrd depuis que f y 
fuis entrée. O mon amie ! ô ma chère 
Toinette! aidez-moi à Py ramener, 
Tdinette , pour tout avis , lui con- 
' feilla de renoncer à la gloire ; d'écou- 
ter fon tfeèur , de chérir Ton mari f 
d'akner fon. enfant , de s^oçcuper 
gaiement comme elle des foins de 
fon ménage & de fe faire des amies 
avec qdi elle pût s'entretenir libre- 
ment de (es plaifin & de fes peines. 
Avant de la ^quitter , Amélie la re- 
mercia , l'embraffa tendrement & la 
pria de venir pafîer Paprès vêpres 
chez-dte, 

' Le premier pas & le plus difficile, 

H 



' 



170 

forfqu'on veut revenir au bien , c*eft 

de furmonter cette mauvaife honte 

• 

fcjui fi fouvent empêche de changer 
de conduite. Amélie avoit du cou- 
rage dans l'ame ; elle ne craignok 
J>as de paroître fe démentir , parce- 
qu'elle étoit bien sûre quelle ne fe 
démentiroit plus* Elle fut à l'Eglife 
avec un maintien modefte , «nais a£- 
furé ; en fortant 9 *elle prît affez fur 
elle-même pour faire des^vances aux 
femmes qu'elle «avoit le plus dédain 
gnées. Elle rencontra la mère de Lu- 
cie, elle rougit, & laifla paroître le 
regret qu'elle fentoit de l'avoir of- 
fenfée. 

Les habitans du Village , forpris 
de la fimpliché des vetemens d'Amé- 
lie , plus étonnés encore de fon air 
affable , ne favoient à quoi attribuer 
un changement pareil. Ils aimoieat 
tous Allard , ils furent tous en han- 
tés & coururent le féliciter. Son cœur 



Mgçbit dans la joïc ; il la goûtrft 
pour la première fois dans toute fa 
vivacité , dans toute fa pureté. EH$ 
hii prêta des ailes pour retourner 
chez lui, Tly trouva Amélie ferrant 
fcn fils contre fon fein. Il les niit 
tous deux entre Ces bras, & refta 
fans cette douce attitude jufqu'à oé 
que Toinehe vînt Fy furprendr* 
Dans le raviflement d*un pareil fpec- 
taclê, eiïe r frappa des fnâins , fauta 
dans la chambre , les embrafla tour* 
4-tour Se courut ,.' emportée par lé 
lèntîment r raconter dans tout le 
Village ce dont elle avoit été témoin, 
C'eft une noce , mes enfans , <^ue je 
Vous annonce / dit-eÙè aux garçon? 
& aux jeunes filles ; allez chërcher.les 
aut-bois & les mufettes * nous dan- 
ferons. Moi,je vais vous faire prépa- 
rer à fouper : elle revole chez elle f 
enlevé toutes les provifions qui s'y 
trouvent, les porté chez; Amélie l 

H u 



Uii confie fon projet; Amélie l'ap- 
plaudît avec tranfport. Allard, Bazilé 
& les deux femmes te mettent à l'ou- 
vrage. Le feu s'allume \ 9 les broches 
tournent., & bientôt le fouper ett 
prêt* Chacun apporte, des tables , des 
bancs , des chaifes. J-e Curé envoyé 
fes meubles £c fon vin ; il vint lui- 
même préfider à la fête ; non pas 
pour en gêner la liberté ,,pais pour 
en partager le plaifir. M. £errnain 
avoit déjà béni la table ; on étoiç 
prêt à s'affeoir 9 iorfqu'ÂUard s'ap* 
perçut que Lucie & fp famille man-* 
quoient au féftitu Les démarches honr 
nêtes ne vous coûtant plus rien dit-il 
3 fa femme , allez chercher des gens 
qui nous ont aimés , que nous avon$ 
offenfés , & qui peut-être voudront 
bien encore fe rapprocher de nous, 
£11q ferra la main de Ton mari 5 & s'en 
alla avec Toinette & fon fils chez le? 
jpareas 4e J-ucie. JD'abord $llg eut 



*7l 

h peine à les vaincre ; mais Bazife 

à leur» genoux & Toinette les entraî- 
nant , les décidèrent à venir; Àllard 
les vit arriver avec reconnofflance & 
leur prëfericé augmenta fon conten- 
tement. Lucie n'avoit jamais été fi 
belle ; fon fein étoit agité & la timi- 
dité colorait ifes joues de mêfnes ro- 
fes que le plaSfii' répandoit fur celle^ 
de Batilë. Tous w les yeux fe tour- 
noient (iir ce cotiple charmant , tous 
les cœurs défiroient de le voir bien* 
tôt uni. 

Amélie aidée de fon époux ; fai- 
fort les honneurs de Tafête avec ces 
grâces qa* la gaieté feulé ' paît 'don- 
ner. Elle renaiffoit à la nature,& sV 
bandonnoit avec délices aux fenti- 
mens qu'elle infpire , quand, pour en 
augmenter les charmes,fon frère pa« 
rôt au milieu * de l'affeoTblée.' Ce 
qu'elle defiroit le plus % c'étoit de 
Pavoir pour témoin de fon bonheur j 

Hiij 



' 174 

ce qu'il fouhaitoit le plus lui-même „ 

c'étok de la favoir heureufe ; mais 

, ... » •• • • • • ' • 

il crpjfok la connaître trop pour 
pouvoir l'efpérer^ Pans f<>n r*viffe«[ 
snentilmultiplioitles questions. Ame- 
lie ne voulut pas fatisfaire elle-même 
fa çuriofué ; elle le fit placer à coté, 
de M. Germain qu'elle* chargea de 
l'inftruire. Le digne. Pafteur lui ra^ 
conta Thifloire desdeux époux ;â 
lui parla avec admiration , avec en* 
thoufiafme de la conduite d'Allard 4 
il donna les plus vifs éloges au retour 
d'Amélie ; il s'exprimoit avec cette 
chaleur , cette rapidité » cette éner- 
gie qui caraâérifent les difcours de 
l'homme de bien , . lorfqu'il s'aban- 
donne au plaifir de louer la vertu. 
D'Ormond Kécoutoit avec attention 
& avec reconnoiffance ; fon cœur 
alloit au devant des paroles du ref- 
peôable Curé. Ses yeux cherchoient 
ceux de fa fœur,& lui peignoient fe& 
traafports* 



Le fonper fini , les f mofettes fe 
firent entendre. Allard o^ fonepôufç 
ouvrirent le bal champêtre, Amélie 
fut prendre énfuile le pçre de Lucie ; 
ce fut avec les marques d'une véri- 
table amitié qu'ils s'émbrafîerent* Lu- 
cie remplaça Amélie ; te choix de fou 
père auroit paru bizarre fi Ton n'en 
eût pas pénétré le motif. En embraf- 
fant fa fille , avec cette complaifance 
qu'un tendre père ne diffimule point, 
il lui dit de prendre Bazilé. Elle trem- 
bla en allant à lui ;Famour^ le plaifir t 
la pudeur agitôïent tous Tes fens. Ba- 
ille trembloit auffi en ta. voyant ve- 
nir ; fon cœur ému palpitoit de joie 
& d'amour. Tous les regards fe fixè- 
rent fur eux : d'Ormond jouit^pour la 
première fois de fa vie , du fpeftacle 
le plus doux que la nature puiffe of- 
frir , celui de deux amans qui joi- 
gnent à la jeuneffe & aux grâces naï- 
ves y cette aiiîiable candeur plustou* 

Hiv 



ij6 
fcfianfe que la beauté même. Leur 
danfe finie , les jeunes Villageois en 
formèrent de nouvelles ; la féréniié 
Brilloir fur leurs fronts » le con- 
tentement animoit leurs fauts. Cet oit 
ainfî , dans la jeunefle du monde f 
que l'homme s'égayoit au fein de l'in- 
nocence , & célébroit par des fêtes 
ruftiques tk "par des danfes,les aâions 
agréables à la Divinité. Les premiers 
rayons de l'aurore firent cefler le bal j 
chacun alla reprendre fon travail y 
emportant avec foi cette impreflion 
douce qu'on conferve encore après 
avoir goûté des piaifirs purs & vrais* 
Enchanté de tout ce qui s'étoit 
patte fous fes yeux , pénétré d'un 
tendre refpett pour le caraâere d'At 
lard , d'admiration & d'amitié pour 
fa foeur , fe fentant de l'inclination 
pour fon jeune neveu , d'Ormond 
réfolut de paffer fes jours parmi des 
gens qui ne pouvoient manquer do 



*77 
e tendre heureux. Il étoît las de b 

vie errante qu'il menoit depuis long* 
tems. La fociété dans laquelle il avoit 
été forcé de vivre , ne convenoit 
point à fa façon de penfer. Philofophe 
dans un état où Ton n'eft gueres oc- 
cupé que de très petits détails , où 
Ton ne dort que pour éviter l'ennui, 
où te bruit & le tumulte font pris 
pour de la gaieté ; dans un état en* 
fin , où l'homme qui penfe eft tou- 
jours regardé comme un être extraor- 
dinaire & bizarre , il foupïroit après 
Finftarrt de pouvoir rompre des chaî- 
nes dont il fe fentoit accablé ; mais 
Fextrême modicité de fa fortune ne 
lui avoit. pas permis jufqu'alors de fe 
livrer à fon goût pour l'indépendance 
& pour la tranquillité. Dans la mai- 
fon d'Âllard , il fentit que trop peu 
fiche pour le luxe^L Vétoït affez pour 
le bonheur : il réfolut de s r y fixer» 
On fembloit y goûter les charmes 

Bv 



i « 



I7& 
d'une exiftence nouvelle & plus dou- 
ce. La concorde y avoit ramené la 
confiance Se la riante familiarité. 
Heureux enfin Tun par l'autre , Al' 
lard & Amélie ne s'occupoient plus 
que du bonheur de Bazile. Lucie , la 
charmante Lucie pouvoit feule l'affo- 
rer. M. Germain , le père , l'ami de 
tous fes paroifliens , fut chargé dé 
faire de nouvelles démarches pour 
l'obtenir ; il n'eut pas de peine à 
réuffir. Les confeils de rhonnête- 
homme ont fur les âmes fimples & 
vertueufes toute la force des Ioix. 
Tout fat bientôt arrangé entre les 
parens. Ils defiroient avec la même 
ardeur la félicité de leurs enfans, & 
ce fat avec un empreflement égal 
qu'ils les conduisent aux pieds des 
autels, Bazile & Lucie s'y jurèrent 
un amour éternel ; leur ferment leur 
coûta peu , ils fe promettoient d'être 
éternellement heureux» 



Lucie en entrant dans fa famille 
4'AUard , en augmenta le bonheur ; 
Amélie & ion époux ta regardoient 
comme un préfent dont le Ciel avoit 
voulu récompenfer leur vertu. D'Or* 
mond lui trouvoit un caradere doux , 
aimable y gai , fenfible , égal , dont 
fon imagination lui avoit bien tracé 
le modèle , mais qu'il ne croyoit pas 
tlans la nature. Bazile. . • Il connoif- 
foit encore mieux fon prix , il étoit 
fon époux» 

Le bon Àltard , philosophe à fa 
manière , 6c peut-être de la façon la 
plus sûre , puifqu'il fuîvoit en même 
tems les leçons de l'expérience & les 
. infpirations de la nature , en joutffant 
du préfent , penfoit a l'avenir ; H 
connoiffoit la foibleffe humaine^ fa* 
voit que même au fein du bonheur • 
Famé n'eft pas exempte des dégoûts. 
Il communiqua les idées à cTOrmond, 
6c de concert ils s'occupèrent des 

Hvj 



iSo 
moyens de les prévenir. En multi- 
pliant les occupations ,. fans pourtant 
les rendre fatiguantes,enJes tournant 
fur des objets agréables & utiles * 
ils les changèrent toutes en plaifirs.. 

Né peu. riche, mais n'ayant jamais 
eu que ces goûts refpeâables qui ne 
ruinent point r L'amour des lettres &c 
la libéralité , d'Ormond avoit con- 
fervé en entier la. fomme modique 
dont il avoit hérité de fon. père ; il 
n'a voit que vingt mille francs ;. mais 
iLétoit vraiment fage. Cette foible 
fomme lui parut non-feuleument fuf- 
fifante pour fournir à tes befoins >. 
mais encore pour augmenter l'ai&nce- 
des vertueux amis que fon cœur avoit 
adoptés. Il en confacra une partie à 
l'acquifition d'une maifoa riante , 
fituée fur le penchant d'un coteau ; 
I e refte fut employé à acheter les 
terres qui l'environnoient. 

Il forma fon établiffement d'après 



S 



fes principes de ce philôfophe, 6<& 
pable de faire des profélytes à la na- 
rure,fi nous avions le courage d'être 
véritablement heureux. Il trouvoit 
dans fa nièce le naturel honnête & 
&imaru de Julie II ne lui.manquoit\ 
que fon éducation»& fes lettres pou- 
voient y fuppléer. Il les mit entre les. 
mains de Lucie , qui crut y recon- 
iioître une partie des chofes qu'elle: 
avoit déjà vaguement penfées , fans, 
avoir pu parfaitement les dévelop- 
per. Son livre devint fon tréfor- 
Après avoir rempli les devoirs de la 
religion, elle s'enfermoit les diman- 
ches avec lui ; elle s-'attachoit furtout 
à étudier la conduite de Julie dans 
l'intérieur de fon ménage. Elle adop* 
toit tout ce qui pouvoit convenir à 
fa fituation , & quittait fa leâure , 
aon pas avec plus de tendreffe pour 
fes^parens^ mais avec une intelligence 



\ 



plus éclairée, & de nouveaux tnoyew 
pour leur plaire. 

D'Ormond avoit rendu fe cham- 
pêtre habitation attffi commode que 
fitnple La vue en étoit charmante ^ 
des prairie$,où un ruiffeau bordé de 
feules , faifoit mille détours , de» 
champs couvert» de bled» magnifi- 
ques , & des verger» dont les arbre» 
plioient fous les fruits , environ- 
noient cette agréable demeure. Le 
jour qu'il en prit poffeflion fut u» 
jour de fête ; maïs une fête donnée 
par d'Ormond , & dont Lucie faifoit 
les apprêts , ne pouvoit être , ni tu- 
multueuse , ni brillante. La douce 
gaieté , les grâces ingénues & la fim- 
plicité champêtre en faifoient 'tout 
l'agrément , & tes productions de là 
nature , toute la magnificence. Seule 
dans la confidence de fon oncle , Lu- 
cie avoit fait fes préparatifs dans le 



i8j 

plus grand fecret , & avec cette déB* 
catefle dégoût qui fé rencontré dans 
tous les états,& que perfectionne Feifr 
vie de plaire. 

Allard & Bazile revenoient de leur 
travail» La chaleur avoit été vive, & 
ils fembloient avoir befoin de pren- 
dre de la nourriture & du repos ^ 
lorfque d'Ormond leur propofa dal- 
ler jouir de la fraîcheur du foir fur lé 
penchant du coteau Amélie,qui avoit 
appris à fentir le prix des attentions 
& des foins, s'oppofoit à cette pro- 
menade ; Allard , qui fentoit encore 
mieux la néceflité delà complaifance, 
céda avec . un air fatisfait au defir de 
d'Ormond. Quelle fut Feur furprife^ 
lorfqu'arrivés à la porte d f un jardin f% 
dont ils ne connoiflbient pas*encore 
le maître , ils la virent s'ouvrir , & 
reconnurent Lucie , qui proprement 
vêtue , un gros bouquet de rofes à 
fon côté , & des fleurs dans fes che- 



Veux ; yenoit à eux avec emprefle- 
ment. Elle ne leur donna pas le tems 
de parler. Elle prit Allard d'une main > 
Amélie de Fautre,& les conduifit fous 
un berceau de cerifiers, Bazile fuivoit 
en fîlence ; d'Ormond jouiflbit de 
leur étonnement & de leur plài&v 
Ils trouvèrent (bus le berceau une 
table proprement fervie ;. elle étoit 
couverte de légumes excellens, ap- 
prêtés par Lucie % du laitage , d'œufs 
frais & des meilleurs fruits de la fai- 
fon. Des bâties de gazon fervoïent de 
fieges y Te feuillage légèrement agité 
par te vent du nord étoit entrelacé 
de fleurs , & les oifeaux qui fe raf- 
femblent au coucher du foleil , fai- 
ibient entendre leur douce mélodie. 
La fraîcheur & la beauté du foir , le 
chant du chardonneret & de la fau- 
vette , le murmure d'une fontaine y 
le parfum des fleurs , & furtoqt le 
ftntiment de tendreffe & de fatis? 



/ 



faâioi* qui pénétrait les convives," 
faïfoit. régner parmi eux ur> filence 
délicieux. Le cœur du boa Allarcj 
palpitoit de joie r & fesyeux nagpient 
dans les fermes. Amélie regardait 
tour-à tour avec attendrifiement fou 
époux 9 fon fils , foi* frère , & fa 
fille» Le vifage de Bazile exprimoit la 
reconnoiffanceSc l'amour. Celui de 
Lucie ,étoit encore embelli parades 
grâces nouvelles & par la gaieté» 
P'Qrmond fentoit qu'il comment 
çoit feulement à vivre. Lucie & lut 
rompirent enfin le filence ; ils chanf 
ter en t enfembfe Tes charmes de Ta* 
mour , les douceurs de Pamitié , le£ 
plai&rs de la vie innocente & tran- 
quille. D'Ormond avoit une voix 
agréable & flexible ; le fentiment 
avoit di&é fes chanfons. Lucie n'ai* 
voit eu de maître que la nature % 
mais fon organe étoit enchanteur 
Leurs foos raifonnerent juf qu'au fond 



«les âmes > & en augmentèrent le ra- 
viffement. Il redoubla encore , lorf- 
tju'après te fcuper , cFOrmond con- 
duifit Tes pareil dans des chambrei 
charmantes par leurs propretés , & 
leur annonça qu'ils étaient chez eufr* 
En vain auroient-ils voulu lui répon- 
dre ; Us ne purent que le ferrer avec 
tranfport dans leurs bras» 
■ Trop animés r trop contens pour 
pouvoir fe livrer au fommeil , Al* 
lard & Amélie payèrent la nuit à 
s'entretenir de leur bonheur. Votre 
frere,dîfoit Àllard , eft un ange en* 
voyé du Ciel pour mettre le comble 
2 notre félicité* Je ne defirois plus 
rien , répondoit Amélie , puifque j'a- 
vois recouvré ton cœur ; mais mo» 
<rere,en rendant notre vie plus agréa- 
ble par fa préfence , & plus aifée 
par Tes bienfaits , me délivre de la 
crainte de te voir fouffrir dans tes 
vieux jours. Sa converfation amufer» 



7 

tes loifirs & notre travail fournira à 
tes beioins. Heureufement il ne^nous 
a pas rendus afler riches pour que 
nous puiffions nous y fouftraîre > &C 
nos enfans ne languiront pas dans Toi- 
fiveté.*. Tandis qu'ils s'entretenoient 
ainfi , plus heureux encore , Bazile 
& Lucie s*abandonnoient aux tranfr 
ports de, l'amour', & d'Ormond fa* 
vouroit cette volupté pure qui r£ 
compenfe toujours les avions de 
lWme fenfible & généreux. 

Dès que le jour parut il conduit 
AHard & fon fils dans toutesles pari 
tîes de leurs Domaines. Voilà , dît- 
il au jeune-homme , ce que vos foins 
doivent faire valoir ; ces terres cul* 
tivces par des mains vertneufes & 
roi uftes fuffiront à l'entretien de vôi 
tre famille aux befoins du pauvre , 
& vous fourniront les moyens dé 
raflembler fou vent chez nous nos 
véritables amis. De retour à la mai* 



• . m 

Ion cPOrmond fit voir à Bazïîe dfe* 
attelages, de bœufs vigoureux , Se 
tous les iniïrumens néceffâïres à l'a- 
griculture. NL 'Germain lui avoit 
trouvé des dômettiques fort* & fa- 
ges ; il les préfenta à leur nouveau 
maître , & leur dit que dès lé lende- 
main il lés cohdiûrpk lui-même au 
travail. Lucie fijt chargee.de Tinté- 
rieur du ménage ; Allard Se fa fem* 
me en eurent lmfpedion générale» 
Dès le premier jour ils montèrent 
les chofes au ton fur lequel elles 
devoiegt toujours fubfîfter. Ils înfpi- 
roîent l'apour du travail par Tes louan- 
ges qu'ils lui accordoient , la fidélité 
par la confiance , le zèle par la bonté» 
Bazile , devenu plus gai , parce 
qu'il avoit enfin appris i connoître 
le bonheur de fon état , anitnoit les 
ouvrages champêtres par des chants , 
par des propos joyeux , Se par un 
air fatisfaitr Cetoit avec plaifir qu'os 



/ 



••■•' -r .\:t -.**»" .. ' 

«ftolt 'dés le grand matin avec îifî fis 

livrer aux travaux les plu* pénibles. 
*Qn riçit en fe fatiguant , mais 1? 
joie diminuoit la fatigue. Quand le 
foieil dew.noii trop ardent f ; 4 ôtf 
yoyoit arriver un dîner abondant que 1 
|Kiçiç & les filles qui rapportaient ,' 
•venaient partager .avec Bazile &fe? 
ouvriers. On s'établiflbit fur le gazon, 
à l'ombre d'un [hêtre , on mangeort 
comme on avoit travaillé ; jpp trou* 
voit au fond des bouteilles du cou- 
rage pour le refte de la journée. Le 
iqir un bon foup.er Se plus encore 
*in air content fervoient de rqcom* 
penfe. Bazile paffoit alternativement 
^es bras d'Amélie dans ceux de' fod 
p/ere ; Lucie Fen retirait pour lé 
-fermer dans le* fiens. d^Qraiond trbjî 
fage , trop éclairé pour méprifer la 
<pnverfation ' de? bons Villageois p 
les amufoit pendant la veillée , ea 
£ur racontant des hiftoires fingufeé 



Tes & inftruftives ; Couvent il applau» 
diffoit aux réflexions ,que fes récits 
faifoient naître ; d'autrefois il s'occu- 
poit avec eux de ces jeux que le bel. 
efprit gâte ou dédaigne, mais que l'ai- 
mable innocence chérit. On remar- 
quoit qu'il n'étoit point fâché Iprfq^t 
le juge ordonnoit à la jeune payfann? 
fraîche & timide de l'embrafler pour 
racheter fon gage. Les dimanches & 
les fêtes étoient entièrement confa- 
créçà la piété & aux amufemens. 
Ces jours- là la famille # toujours raf- 
iemblée,augmentoit (es plai£rs en ks 
Variant. Tçntôterçtourant d'Ormond^ 
Selle écoutait ^vec attention la leâure 
'qifUlui^^itd'ua^tv^iWtéreflTans; 
Lp %e AUard '., . faiepime , plus inf* 
% rwte qu'ont Vsûm Vij|a$e }> Lui 
çie éclairée par la nouvelle Héloïfe % 
& plus encore paf fon ame fenfible». 
Bazile éjev4 par fon. père , formé 

* * * * - • 

par fon çncle ,;,&, perfeûionog .par 



*9* 

ILucîe , n^uroient pas entendu pat 

çiemipent les pifcufes abfurdioés de, la 
légende , ou tes récits est* avagans 
Je quelques romans barbares. d'Or- 
jnond avoit raffemblé pour eux ces 
ouvrages fi m pies & fuWirnes , qui » 
.peignant la nature & la vertu d'après 
«lies- mêmes, les font aimer vive* 
nient , parce qu'ils eu tracent un port- 
erait fidèle ,; Cette Sara Th***. * 
iurtout que l'Angleterre envie fans 
doute * mais que la France a eu 
l'honneur de produire > faifoit leurs 
tdélicjes. A leur leûure fuccédoient 



* Conte moral qui parât en 17*7 • Le 
(grand nombre d'éditions qui en lurent fai- 
tes & enlevées furie champ , fait plus d'hoiv- 
near à la Nation qu'à V Auteur même , & 
«l'annonce pas laeccadan.ee du goût chez le? 
Lecteurs. 

On le. trouve à la page 214. du premier 
Tolume de ce Recueil 



*9* 

Ibuvent ; 3es danfes fons formera ; 

auxquelles Allard , fa femme , $Or~ 
mond & M. Germain lui-même pré- 
voient : d'autrefois Lucie donnoit 
.après vêpres des coHations à fes 
.compagnes. Pour les rendre plus 
gaïes, Bazile y invitoit auffi fes amis. 
jLa préfence de ces refpeôables pa- 
rents , fans gêner la liberté,y main- 
tenoit Ja décence. Ils favorifoient les 
tendres amans qui afpirorent au bon- 
heur d'être époux ; mais ceux qui 
n'en cherchoient que les plaifirs , 
/ans vouloir en porter lp nom refpee- 
table, étaient pour jamais 4>annis 
d'une fociété pu Je contentement 
étoit toujours accompagné de la ver- 
tu. Les jours de fête 9 un fouper 
plus abondant & plus recherché qu'à 
l!ordinaire , étoit offert par Lucie à 
M. Germain , à M. Chablais & à 
Toinette. Ils étoient les bienfaiteurs 
ide l'heureufe famille 9 <H étoit jufté 

qu'ils 



qttâk partageaient quelquefois foa 
bonheur. 

Bazile guidé par foïi père , voy oit 
(es travaux récompenfés par Fabon«> 
dance. Ses champs mieux cultivés * 
étoient ies jpltis féconds du Village , 
fcs vignes produifoient le meilleur 
vin > fes troupeaux multiplioient 
davantage^ fes arbres étoient pres- 
que toujours chargés de fruits. Tout 
profpéroit entre fç$ mains, ; fansja 
généfofité;qui l'en garantiflp \t l9 il'jfa 
férok bientôt vu dans la, riçheffe| 
mais le pauvre ayoit fiir fon coçur des 
droits îhconteftables & facrés j le tiers 
de fcs récoltes lui étoit afluré; un 
autre fervoit à J^ntretjep du ménage 
&Ie troiûéme fijffifpk pour payer 
les impôts ,.fpow fournir aux dépen T 
(es extraordinaires & pour procurer 
dés fonds à fa bienfaisance. Bazile fe 
(çryit de, ces deniers pour faire une 

iotk la jeune Agathe que fon ami 

i 



194 

Marcel aihioît^ CommiAki -< pttmc 

aimoit Lucie. ' 

Alla'rd & fy femilte; ccrâtoient ainfi 
dans le fein de l'innocence & de l'a- 
mitié , des jours vertueux &c .tran- 
quilles; Leur taaifcrt étodt l'aiile de 
la paix & de la gâi*té;ils y trouvoient 
les fetours d'utfe bienveillance .réci- 
proque , les exemples de l'honnêteté 
& toujours le fourire de la tendrefle. 
Allard jôuifloit de fon ouvrage ; c'é- 
tait lui , qui par fa modération , par 
fa- douceur, par 'fa patience , avoit 
porté la lumière dans le cœur d'Ame-» 
lie. En la forçant à la reconnoiffance , 
il l'avoit ramenée au devoir , au bon- 
heur.- Amélie: ' n'-âvôit d'autres peines 
que celles que lui cbufoit la crainte 
de perdre tfop-fot uft ami refpeâai 
blé , un époux adoré. Batïle, dans la 
force de l'âge , fils fenfible & chéri , 
mari tendre de Lucie, vivoit pour 
le fentimtent & ^our Paméuh Lucie 



•• s. 

trouvoit la fatisfaâion dans ta foiitt 
qu'elle rendoit à fes parens , dans 
leurs carefles & dans les yeux de Ton 
époux. Elle ne regardoit jamais fou 
cher BazÙe fans fe rappeller avec 
tranfport , avec reconnoiffance , 
qu'il avoit ouvert fon ame à la vive 
impreflïon du plaifir. D'Ormond feii» 
toir qu'il avoit enfin trouvé le genre 
de vie le plus. convenable à fon carac- 
tère ; l'âge d'or renaiflbit pour lui. Si 
cet âge peut encore exiftèr,c'eft pour 
l'homme bienfaifant & fenfible qui 
coule fes jours fous un toit ruftique, 
parmi des cultivateurs honnêtes , 
vertueux , reconnoiflans r & dans 
l'heureux accord de l'amitié , de l'a^ 
snour & de l'innocence. 

Le Ciel devoir à Bazile & à Lucie 
des enfans qui marchaient fur leurs 
traces. Il écouta les vœux de la na- 
ture ; Allard eut la fatisfaâion de 
prefler fes petits enfans contre Ion 
fein. I i) 



*9$ 

. A M INTAS, 

IDYLLE imitée de Gejfner, 

jLt A terre fort 4e fon filence • 
: ft fourit avec joie aux premiers feux du joar, 
.la tnufique des airs annonce leur retour ; 
Partout j'entens la voix de (a reconnoiflance, 

Je Vais fur ce bâton, appui de mes vieux ans, 

Me traîner hors de ma chaumière , 
£t parcourir des yeux les charmes renaiflaos 
Qu'étale à fon réveil la tranquille lumière 

Que la nature eft belle !& que cet air eft P ar! 
Un jour doux fe répand fur l'horifon obfcar i 
Les légères vapeurs que fbn reflet colore, 
Couvrent le fommet des coteaux, 

Et l'eau bleuâtre des miffêaux, 
qui femble au loin fiimer dans l'aube «* 

encore, 
Qu'avec plaiûr li-bas je porte mes regards* 
^ospafteurs imtineux ouvrent la berger * 

Et déjà dans la plaine épar? 



V 



197 

Leurs troupeaux en bêlant pahTent l'herbe 
fleurie. 

Qn'autotir de mon foyer , tout eu grandi 
touc eft beau I 
Quel éclat jette la rofee , 

Qu'au front des arbrifleaux la nuit a dépo- 
se ! 

Que les Prés font couverts d'un lumineux 
réfeau!- 

De mes premiers defîrs je fens naftre l'y- 
Vrefle. • * 

O matin ! ton afpeéfc fait palpiter mon cœur. 

Je m'échauffe aux rayons de ce feu créateur $ 
Et ma défaillante vièillefle 

Kefpîre avec ce frais le fodffle du bonheur, 

Grâce te foit rendue , 6 Dieu confervateur , 
Toi dont j'ai fi longtems éprouvé la clé* 

mence ! 
Deux fois quarante hyvers ont fuivi ml 

naiflance. 
Ce long âge a palTé comme un jour de 
printems. 
Quand je parcours l'efpace immenfe 
ui m'offre dans un point l'aurore de mes 



ans, 



iiij 



Ïf9 

Que ce tableau m'émeut 1 dans quels fivUTe- 

mens 
Je me rappelle encor leur douce jooiffance f 

D'un air contagieux , mes troupeaux,ni mes 

champs 
N'éprouvèrent jamais la funefte influence* 
Jamais de mon réduit n'approcha l'indi- 
gence. 
Si le malheur m'a vifîté , 
Si quelquefois mes jeux ont répandu des 

larmes , 
Aux jours de la félicité 
Ces orages légers prêtaient de nouveaux 

charmes. 
Hélas ! (bus un Ciel pur » au bord de mes 

ruitfèaux, 
J'ai vu couler fes jours comme coulent leurs 

eaux , 
Je les ai vus fuivis de paifîbles ténèbres > 
Du fpmmeil bienfaifant fcfpendait m» 

travaux , 
It jamais le fouci , pour troubler mon ra- 

pos, 
N'agita fes ailes funèbres* 

Mon cocu? dans fes luftres nombre» 



199 

Ne compte aucun inftant perdu pour h 

J'eus des amis \ je fis quelquefois des heu- 

l'aimMs $ j£ connus .cette volupté pure 
Qui naît du doux accord d'un couple ver- 
tueux, 
O rems , dont tout encor me rf trace l'image: 
Riant ,0^9 q de.n|pn printem^ l 
Qu'avec plaifïr je t'enviûge i 
XQf%ie,:fu*me.sgçn£gx Reportais mes ep- 

fans $ 

Qu'en" tne livrant comme eux aux jeux de 

leur jeune âge 

. Je me fejitaifc fermer 4ç leurs, jbras umocens , 

Que je goûtais alors un bonheur (ans nuage ! 

. En vpyafrt; ^élever ces? tenues arbjifleaux,, 

Aies veux de l'avenir pénétraient la nuit 

fombre. 
Je difois : ils croîtront , leurs utiles ra- 
meaux, ' 
Me prêteront anjduf 'fazïledè ïeur om*- 

bre. 
l'ai joui , grâce au Ciel, du fruit de mes tva* 
vaux , 

Iiv 



100 
Et j'ai va le fuccis paffcr mon efpérance , 
En rappellanc les foins que j*eus de votre 

enfance , 
© mes fils ! béniffezla cendredë mes os» 
Si )é ne pais du moins vous laitier l'aboii- 

dance , 
Je vous ait fait des cœurs à l'épreuve des 

maux. 
Quel homme cftiri-bas exempt de leurs 

afiàuts? 
Pour h première fdfe quand je connus k 

peine , 
Ce fut , 6 ma Zétis , ce jour , où fur mon 

fèin, 
Ton ame s'échappa comme une douce ha- 
leine y 
'Ou le froid du trépas glaça ra {bible main» 
Que tu tentois encor d'attacher à la mienne. 

O ma tendre moitié 2 combien de triftes 

nuits , 
Ce fouvenir amer m'a faitpafler depuis ! 
Mais le tems des regrets tarit enfin la (burec. 

Douze fois la faifon des fleurs 
▲u gazon de ta tombe a mêlé fes couleurs » 



iot 

£t rinftant n'eft pas loiii ou doit finir ma 
courfe $ 

J'ai , de ce terme heureux, de sûrs preflenti- 
mens. 

Te veux fur la colline pà repofe ta cendre , . 
Ce foir aflembler mes enfans. 

Toi, qui me fis l'objet de tes bienfaits conf- 
tans , 

Four la dernière fois daigne encor les. ré- 
pandre! 

Q Dieu ! fais-moi mourir dans leurs cm* 
braflèmens. 






ÏY 



SOS 



«**• 



LE TEMPLE 

DE LA MORT y 

HISTOIRE PERSANNE. . 

Traduite dz l' Arabe, 

i Hamar, Roi de Perfe , monté 
fur le Trône par fon courage , doué 
de grandes qualités , mais d\in ca- 
raftere dur & féroce , exerçoit avec 
orgueil un defpotifme violent fur fes 
fujets ; il appefantiffoit fon fceptre 
d'airain fur fes Tributaires ; il brifoit 
h tête des Grands ( autrefois fes ri- 
vaux ) comme des vafes d'argile ; 
abattus & fournis , ils n'ofoient mê- 
me murmurer dans la pouffiere. Ce 
Tyran mettoit fa grandeur & fa 
gloire à être l'effroi du monde ; il 
penfoit que la crainte arrachoit plus 



d'hommages que l'amour- ; l'altîere 

domination étjoit le dieu de fon cœur. 

Redoutable à fes voifins . terrible à 

fon peuple , implacable envers fes 

ennemis , étranger à fes propre fils , 

cruel ^nfin^ & voulant pafler pour 

un Monarque équitable , l'Empire 

^émHToit fous l'afcendant du puiflant 

.génie de fon Souverain. Thamar , il 

eft vrai , maintenoit fon autorité 

.par la pénétration & la fouplefle de 

fapolitiqjie. Son œil toujours ouvert 

;& toujours a&if .penjoit les plus ob- 

fcurs .complots , découvroit les en- 

treprifes.de fes voifins les plusfq- 

crettes & les plus cachées ; enfin c'é- 

tpjt un héros , fi ce nom peut ap* 

ipartenfr. à ^n,Jyran, Faxnçvix dans 

.f^rt des combats, guerrier infatigua- 

.ble , cl^ef habile , il conduifoit lui- 

même fes foldats , & leur donnoit 

l'exemple de la valeur. La guerre 

.a voit {les charmes pour ce génie 

Ivj 



. . . *<H 

barbare : le tour d'une bataillé fan* 

glantc étoit à la fois une fête & un 
triomphe pour lui: Il refpiroit le car- 
nage , le cimeterre brHloit comme 
Téclair dans fes mains , il combat- 
toit , il terraffoit fes ennemis 9 & fou- 
loit aux pieds des bataillons jufques- 
là invincibles. Alors des plaines inon- 
dées de fang & couvertes de moit- 
rans qui jettoient des cris plaintifs , 
& les trophées de la viâoire éle- 
vés ftff des monceaux de cadavres, 
'étaient le plus doux fpeâacle qui 
pût frapper fes regards. Conquérant, 
♦il rendoit le calme a fes Etats ; ils 
étoient , il faut le dire r bien gouver- 
nés ; mais la crainte y regnoit , une 
' trifte léthargie occupait , ' ou plutôt 
abrutiffoit les efprits ; (es fa jets pri- 
vés de vertus , en proie à la terreur, 
ne voyoient que Topprefleur formi- 
dable qui tonnoit fur leur tête. Plies 
& déjà accoutumés au frein de l'cf- 



•âàvagells ne fentoient pas même U 
péfanteur de leurs chaînes. 

THamar avoit deuxfils,il les éloi- 
gna dès l'enfance ; jugeant des autres 
par lui-même , il craïgnoît que Faf- 
peâ du Trône n'allumât dans leur 
- cœur la foif d'un parricide ; il les re- 
mit entre les mains de Firnaz. 

Firnaz ( chofe étonnante dans une 
pareille Cour ) étoit un homme ver- 
tueux,un fage inftruit ; Thamar, qui 
•fe connbiflbit en hommes , fe rétoit 
attaché par te nœud des bienfaits de 
le combloitde faveurs,& Firnaz, fou- 
rnis à la néceflité , gémiffoit r mais 
fervoit te Souverain établi par la 
main de celui qui fait les Rois de la 
* terre. Ce tyran û intrépide dans les 
combats , c'eft- à-dire , dans un mo- 
ment ou la foif de l'ambition étei- 
gnoit en lui tout autre fentiment, 
étoit efclave à fon tour de la crainte 
la plus cruelle. Il redoutoit la mort, 



io6 

& cet infiant fatal qui devait déchi- 
rer fon diadème fur fon front & le 
confondre dans la poufliere. Firnaz 
connoiffoit la vertu puiflante des vé- 
gétaux, & le méchanifme merveilleux 

du corps humain. Ses rapports les 
plus fecrets avec les élémens, les 

faifons différentes &, les influences 
fingplieres qu'elles exercent fur no- 
tre frêle machine. Thamar chériflbit 
donc un telhomme,il en avoit fait fon 
-favori , il reoevoit de fa main les 
contrepoifons dont il fe nourriffoit 
pour affurer fes jours. Le cœur de cet 
habile naturalise étoit auffi généreux 
que fon efprit étoit étendu. Bon ci- 
toyen r il reçut avec joie les héritiers 
de la Couronne , & confacra (es der- 
niers jours à. les élever dignement & 
à préparer à fes concitpyens un 
règne plus doux & plus heureux. 
Ces enfans, abandonnés à fes foins,te 
regardèrent comme un père. ; on leur 



10 T 
tacboït leur naiflance & leur rang i 

ainfi > l'orgueil ( paffion de tous les 
âges) n'entra point dans leurs cœurs. 
Ces frères s'aimèrent , heureufement 
ils n'avoient point hérité de leur père 
fon caraâere fombre & inflexible ; 
leur ame fe trouva douce & fenfibJe. 
Firnaz charmé, rendoit grâce au Ciel 
de l'aurore fortunée qui fourioit à 
fes yeux. Ce fage habitoit depuis ce 
tems une campagne {impie & magni- 
fique. Il a voit une fille unique, re- 
jetton précieux d'une époufe dont il 
déploroit encore la perte. Elevée 
avec les fils du Monarque , l'amitié 
de l'enfance les réuniffoit tous trois» 
Zélim, l'aîné,, conçut cependant pour 
elle une paffion plus tendre 9 ce fen- 
timent étoit l'amour ; dans un âge 
oîi l'on s'ignore foi-même , il reffen- 
toit déjà fes douces impreffions , il 
ne pouvoit vivre éloigné d'Elife ; £f 
tandis que fon frère s'occupait à faire 



4o* 
!» guerre aux animaux timides & fut 
gitifs , Zélim voloit aux genoux d'E- 
life ; il la comtemploit fans ceffe , & 
croyoit ne la regarder jamais affe& 
Le tems s'écouloit inferifiblement ; 
Elife portait un cœur tendre , elle 
n'était point dans L'âge de la diffimu- 
lation , elle fe livra avec tranfport 
au fcntiment qui enchantait fon ame ; 
fon teint plus animé par la préfence 
de fQgamant , étaloit les vives fleurs 
dorifc 'qj^fouronne le printems % le 
cœur te pïïuls^oble etôit enfermé dans 
le plus beau* fèin ; fon langage était 
doux , fon regard modefte , & des gra* 
ces inexprimables açcompagrioiént 
toutes fes aâions. J^es^deux amàiis* 
venoient fe repofer fouvént dans- 
un vallon délicieux ; le badinage 
innocent de leur amour n*offenfoit 
jamais la pudeur. Ainfi,dans l'enfance 
du monde , les mortels qui s'aimoient 
n'étaient point redoutables, l'un à 



209 
l'autre^ O . dangereux amour ! que 
tes faveurs font rapides ! le char- 
me dont tu nous enivres eft trom- 
peur , tu finis par être cruel ; aux 
douces larmes de la joie fuccedent 
des plaintes ameres ; à peine tenons- 
nous la coupe du bonheur qu'elle 

fuit de nos mains. 

• 

. La beauté d'Elize étoit trop ra- 
tifiante pour refter longtems igno- 
rée : l'aile delà renommée porta l'é- 
clat de fes attraits dans les lieux cir- 
convoifins ; elle pénétra bientôt au 
Trône , & jufqu'aux orpilles du Roi. 
.Ce Tyran , qui .voyait déjà pâlir le 
noir flambeau de fes jours , fentit , 
dans fa trifte vieilieffe , tous les feux 
de l'amour fe rallumer dans fon cœur» 
Il n'avoit jamais aimé ; mais fon cœur 
barbare , par un contrafte étrange , 
£toit voluptueux. Tyran àe fes fem* 
mes comme de fes fu jets , il les avi- 
liflbit pour n'en point dépendre ; il 



u m** JZ *. «*-. 

créés pour fatisfaire à les defîrs. La 
"fille de Firnaz lui parut une proie -af- 
furée ; dans fa froide vieilleffe , il 
crut retrouver,daris des attraits inno- 
cens,ces premiers plaifirs dont il avoit 
été idolâtre ; il fe flattait que fori 
jeune cœur s'attacherait' du moins 
par l'éclat du Trône Se de fa puif 
fance.il volé dans la fblïljudc qui ren- 
ferme Elife. Plus épris, plus tranf* 
porté , il revient , il appelle à fà 
Cour Firnaz. Cet homme fage Si 
prudent çonnoiffoit fon Roi ,<il pref- 
fentit fon malheur ;'fon cœur fe fié- 

trit , fon courage s'abat , il gémit, il 
implore les Dieux , & ne fait corn* 

ment parer le coup qui le menace. D 

paraît en tremblant devant le Trône, 

Thamaf,adouciffant pour la première 

fois le ton de fa voix ,lui dit : Firnaz^ 

» je cohnois ta fidélité ' fi longtems 

h éprouvée, tu mérites d'en être ré» 






* 



:> 






211 

» compenfé ; ma reconnoiffance éga* 
» lera peut être tes fervices ; j'époufe 
» ta fille,& je la déclare maîtreffe de 
#.mon Empire ». La chute de la fou- 
dre eût été moins terrible aux yeux 
de ce digne citoyen , de ce père 
vertueux & fenfible ; il veut parler , 
la douleur enchaîne Tes fens , fa lan- 
gue fe glace ; il veut retenir fes lar- 
mes , elles s'échappent ; il prononce 
enfin ces mots d'une voix entrecou- 
pée. « O mon Roi ! ... je n'ai ja- 
» mais conçu dcfc vœux auffi témérai* 
» res . . • puiffe le ciel vous détour* 
h ner du deffein de profaner le Sang 
» augufte des Caliphes ! . . . » Le 
Tyran lui impofa filence. Rien ne 
pouvait rompre fon deffein ; il bru- 
loi t de tous les feux d'un amour 
prompt à tout ofer. Ainfi dans les 
fables brûlans de la Libie , un lioa 
furieux d'amour , fait jaillir de fes 
prunelles ardentes le feu qui le dé- 



211 

vore ; il ouvre une gueule defféchée » 
fon regard eft farouche & menaçant, 
fa queue bat fes horribles flancs , il 
rugit , il appelle Une compagne em- 
brafée des mêmes feux. 

Le jour fatal où Elife doit paroître 
aux pieds du Trône arrive , la bou- 
che de fon père lui annonce le fort 
qui l'attend , on la conduit prefque 
expirante devant le Monarque ; fon 
front terrible épouvante fa timide in- 
nocence ; fon caraâere dur & altier 
fe peignoit fur fa fombre phifiono- 
mie ; elle friffonne de crainte , une 
pâleur mortelle couvre fes joues ; le 
Souverain veut la raffurer , le fon de 
fa voix l'effraye encore plus ; il fai- 
fit fa main , elle frémit d'horrf ur,& 
tombe inanimée dans les bras de fon 
père. Son état,loin d'infpirer quelque 
pitié à fon perfécuteur , l'enflamme 
d'un feu plus violent ; fa timidité ex- 
«cffi ve flatte ce defpote ; lç tende- 



mai* doit allumer les flambeaux de 
cethorrible hy menée, * Ah J laiffez* 
» laiffez rentrer la vie dans fon cœur 
» abattu , accordés à fa pudeur, à fe 
» foible jeuneffe trois jours , trois 
» jours feulement . . . » La fureur 
étincelle dans les yeux du Tyran , il 
y confient avec peine , & en frémif- 
ftnt de colère... Elife rentre dans la 
maifon de fon père , elle revient à 
la vie par l'effet des tendres foins qu'il 
lui prodigue. Mais la mort h'étoit 
pas 14 tourment le plus affreux quelle 
redoutait ; fon amour éclate. »C 
n cher Zélim , on va m'enlevcr à 
*> toi ; tu m'aimes, & je vivrais dans 
h les bras de ton père ! Quelle hor- 
9» reur ! Se peut-il que tu fois fon 
» fils ? Ah Dieux ! c'eft trop m'acca- 
» bler ». Elle fe plaint , elle s'agite , 
une fièvre ardente s'allume dans ks 
veines 9 fa violence menace fes jours j 

%étt*n eft ûrappi des mêmes coups f 



1 



*i4 
le Roi frémit, & tremble de perdre 

ee qu'il aime. Le fage Firnaz,dans cet 
cruelles extrémités , en père coura- 
geux & éclairé , déployé tout l'effort 
de (on art : il s'approche de fa fille,& 
voulant l'arracher, à la fois, aux fu- 

rçursduTyran,& à celle de la mort, 
-il lui dit d'une voix ferme & tendre : 

» Prends ce breuvage ; ma main 

» tremble en te l'offrant , mais il 
i » t'eft néceflatre ; net'effraye point ; 
: » ce breuvage va enchaîner tes fens 
v» dans un fommeil femblable à celui 
* » de la mort ; mais il n'eft que paffa- 

» ger & nullement . dangereux ; ne 
. » crains rien , ô ma<chere fille ; ton 
» ii falut dépend . de ton obéiflance ; 
< h un père tendre veille fur toi ; ne 
► »> t'éronne .p< int,furtout au moment 
, » de ton réveil, du lieu oii tu te trou- \ 

» veras , mon oeil vigilant ne te 
. *< quittera point . . . » Elle embrafle 
« ion pcre ^ elle avale. çourageufement 



le breuvage falutaire ; un afloupîflc- 

ment fubit s'empare d'elle. Alors JFir- 
naz déchire fes vêtemens , feint une 
extrême douleur , il fe hâte d'annon- 
cer au Roi avec mille fanglots cette 
^nort précipitée. Les cris lamentables 
dq pere,pieufement impofteur,trom- 
pent tout le monde , le Monarque eft 
lui-même touché;la pitié ébranle cette 
ame inflexible. Il foupire , il ordonne 
uji deuil univerfel , il veut que le 
corps de la déplorable Eljfe fpit tranf- 
porié dans le féjour funèbre & facré > 
où repojfoient dans un augufte iilence 
les Rois & les Reines de l'Empire, 

Ce féjour terrible & formidable 
s'appelloit le Tfemple de la Mort;ç'ép 
toit un édifice antique, bâti avec une 
magnificence effrayante ; on l'avpijt 
cr^ufé dans les entrailles profondes, 
de la terre, On y defcendoit par cent 
degrés , cent portes d'airain en dé* 
fmJoient, rentrée, les attributs 4f 



ii6 

la mort, les Images de ladeftruâidft 
& du néant s'offraient de tous côtés. 
Là , pour relever encore l'éclat du 
Trône & en impofer plus facilement 
au peuple toujours trompé & toujours 
crédule,les Monarques de Perfe^Rois 
pendant leur vie , vouloient paflef 
pour des Dieux après leur mort : ils 

• 

vouloient que leurs Sujets , après 
avoir adoré la foudre dans leurs mains, 
refpe&affent leur pouffiere au tom- 
heau. Les corps de la famille Royale , 
embaumés & tranfportés avec pom- 
pe dans ce Temple , repofoient fur 
des tables de pôrphire. Cent colonnes 
de marbre noir foutenoient des voû- 
tes lugubrésjchargées d'ornemens fu- 
nèbres. Des ftatites de marbre blanc, 
dahsles attitudes de la douleur & du 
défefpoir formoient un contrafte ira* 
paat. Une profonde horreur regnoit 
dans cette folitude immenfe , & la 
lueur de mille lampes* allumées , ré- 
fléchie 



11 7 
ftéchie fur ces colonnes noir es , vér+ 
foit un éclat pâle & fombre qui im- 
primoit fous ces voûtes filentieufes 
un effroi religieux. Nul. mortel n'en- 
trok dan&ce Temple. Les Monarques 
tremblans fuyoient Fafpeâ cTun fé- 
jour qui leur crioit qu'ils étaient: 
mortels. Le Médecin du Calipbe ré- 
gnant avoit feul l'augufie privilège; 
de vifiter ces tombeaux fouterrains.: 
Mille Eunuques noirs,armés d'un ci- 
meterre étincellant, veilloient nuit 
& jour , & donnoient là mort ait 
premier qui portoit dans ces lieux un 
pied téméraire. Elife eft tranfportée 
par fon père même dans ce Temple, 
inacceffible au refte des vivans. Auf-. 
fitôt fa voix trifte & févere apprend 
à Zélim la mort de fon amante. Ce 
jeune infortuné fuccombe à une nou- 
velle auffi terrible , la mort alloit 
lever fa fairix & enlever fa proie ;. 
mais Firnaz l'arrête , il fait prendre 

K 



*i8 
à Zélim le même breuvage foporifiqud 
qiùlavoit dbnné à fa fille ; il éprouve 
le même effet , il s'endort dans un 
fommeil tranquille & infenfible. On 
le croit mort : l'Empire jetta des cris 
de douleur , voyant Tes plus chères 
efpérances trompées. Dès ce moment 
les peuples regardent leurs maux 
comme éternels ; Idamore,fon frère, 
verfe des larmes de fang , ils s'a*- 
moient ; le Trône dont il hérite n'afc 
foiblit point l'excès de fon défefpoir, 
Thamar eft touché , la mort de fon 
fils l'avertit que fon heure approche» 
On porte fon corps aflbupi dans la 
même demeure où repofe Elife. Fir- 
naz le place auprès de fa fille. 

Cependant la vertu foporifîqu* 
qui enchaînoit Èlife , fe ditëpa , elle 
renak peu-à-peu , fon œil fermé 
s'ouvre à la lumière , elle découvre 
avec effroi le lieu fombre où elle eft 
enfermée ; & quoiqu'inftruite du façp 



ll 9 
$t$vse <îe ; fon père. * elle frémit fi? 

voyant feule, fous ces voûtes où tout 
refpirdit la terreur ; elle fe levé le 
coeur glacé , pâle & tremblante, 
».Q«??. y ^?îi«/;Ç *:é$riM,eHe ) , $ 
» Dieux e&il noflïble i Zélira I . . ; 
i»9 perc SfiVbdxe l { vous avez veijlg 
», plus gug fui moi , vous avez veillé 
» fur mon amant. Dieu- piriiTant ! l'a- 
m J^our diffipe pia frayeur . , . il dort f 
» fans doute ? fon aflbupiffement ref- 
» fexnble. à celui que je viens d'éprou* 
» ver a, : il va fe réveiller -, fes joues 
» flétries Teprendront leur éclat , fe* 
» beaux yeux s'ouvriront ». Ayant 
çlit ces mots , elle fe couche auprès 
de lui , elle le foulpve dans fes bras 
& rappi>ie ( fur fon fein ; elle attend 
avec tranfport l'aurore de fon ré. 
veil , elle foupire d*amour , elle gc-; 
mit d'impatience , elle tâche de le 
ranimer par fes baifers . . . ce Efforts 
» fuperflus ( dit-elle ) il ne fe ré- 

Kij 



»» veïllepoînt" i uu fnffàn lafaîfit^tès 
pleurs coulent de 1 fes^ièaire j yei& "J 
une aveuglé terreur s'empare de fori 
àme , elle croit tout ce qu'elle craint. 
» 0\ Dieux 5f tiefe réveille pas! ahl 
«mon père: • . . fé'ferôit-il trompé 
r> en lui préparant ce ftmeflîë breu* 
» vage ; fa main tremblante, a peùtt 
i> être paffé la mefure : peut-être lt 
*> trouble, la douleur, l'auront égarée 
»> mon père ne paroît point'! >..' mon 
i> amant eft mort ! .. • . % ti mon perd 
» pourquoi me rendois-tù à la vie ? 
» tu me fuis , le remord d'un crime 
» involontaire te déchïre., tu re- 
>9 doutes mes cris & irton défêfpoir.« 
» Il ne fe réveille point ! Dieux cruels! 
» puiffances ténébreufes 9 vous qui 
» voyez couler fans pitfé les pleurs 
V des morts , vous qui régnez fur 
» des mortels , datas ce féjour effiroya* 
» ble & digne de vous 9 tranchas 
h mes jours infortunés, Dieux dçfr 



4XX 

>} tru&eyçs !- je, vous implore; ou* f 
» vrez J'abîme fous^es pas , je m'y 
» précipite, avec, joie >>. Elle fe h- 
mentôk ainfi , elle arrachoit (es che- 
veux. ,• elle fe roùloit fur, le pavé du 
Temple,& fes accens plaintifs & re- 
doublé^ retentiffoient fous ces voûtes 
aâreufes, . . . ,, 

... * ■• - 

Sa ,douleur. étoit au comble , lorf- 

«... * » 

qu'en preffant dans, fes bras le corps 
de fon amant & l'inondant de fes lar- 
mes, elle apperçut la pâleur de fon 
front s'évanouir ; un rayon d'efpé- 
rajiçe & de ^oie . pénétra fon cœur j 
elle demeure immobile , çlle exa- 
mine , toute . tremblante f ce yifage 
qu'elle culçre. Ô furprife ! fes cou- 
leurs renaiffent , elle pofe fa main 
(ur fon cœur : ô tranfport ! il palpite; 
les bras fe . foule vent . fa bouche 
s'entr'ouvre , le, voile de {es pau- 
pières s'élève . . , JElle s'écarte pour 

Jouir un moment de fa furprife. « Oii 

- -~ ... 



«1 



fc> ftiîs-je Vécrie Zëlitn, ( en pouffant 
a un long foupir ) quelle profondeur 
» horrible ! quel fiîence effrayant ! 
» quel eft ce Temple qu'éckire une 
» pâle lueur ! Ces colonnes noires & 
» refplendiffanres , ces ornemens lu- 
» gubres ? . . . Que vois-je ! un fonjjc 
» heureux & trompeur abufe-t-il 
» mon ame ? . . . Elife ^u fein de cette 
» fombre horreur ! Ceft elle , je la 
» reconnois à fa beauté , l'éclat de 
» > fes yeu* diffipe ce jour affreux ; 
» c'eft ici la demeure fortunée quTia- 
* bitent les juftes. Ce font ici les grot- 
» (es tranquilles . . . Oui c'eft Pom- 
>> bre de' mon amante i ks forces fe 
» refufent à mes membres , mais 
» monameeftdansunraviffement...» 
Elife cède aux mouveinens de fa ten- 
drefle , elle vole en pleurant de joie 
dans les bras de Zélim,&ui s'ouvrent 
pour la recevoir. O ! qui pourra pein- 
dre l'émotion de lelirs cœurs ? U fâu- 



11J 

droit fortir, comme eux, des ombres 
de la mort , il faudroit revenir, com- 
me eux, à une vie auffi heureufe pour 
fejitir & favoir décrire leurs trans- 
ports. Elife raconte à fon amant le 
itratagême heureux dont s'eft fervi 
fon père. Quel récit , animé par Pef- 
frfion de fon ame , par fes tendres 
carefles , par les emportemens & 
l'excès de fa joie ! Sous ces voûtes 
lugubres où réfide la pâle mort , deux 
amans s'enivrent de volupté. Quel 
miracle ne fait point l'amour ! Il 
change les lieux les plus horribles en 
un féjour délicieux pour eux , en un 
temple charmant ; ils ne penfent pas 
même à en fortir , & la fombre lueur 
qui éclairoit ce lieu funèbre étoit 
plus douce aux yeux de ces amans > 
que les traits radieux que lance I* 
foleil au milieu de fa courfe fuperbe. 
Firnaz,chargé de couvrir d'aroma- 
tes précieux le corps du Prince & 

Kiv 



214 

celui de fa chère fille, entroit 8c for- 
toit librement à toute heure & en 
tout tems. Il paroît tout- à- coup à 
leurs regards ; ils volent au devant 
de lui , ils fe profternent à fcs pieds , 
les baignent de pleurs , l'appellent 
cent fois leur libérateur , le Dieu tu* 
télaire qui trompe la mort en l'imi- 
tant. Firhaz les interrompt : a O mes 
» enfans ! il s'agit de vous dérober 
» de ces lieux. - Ecoutez : c'eft une 
» croyance antique & fuperftitieufe, 
» répandue parmi le peuple , que la 
» première nuit où la la lune eft en 
» fon plein , les âmes des morts , 
» environnées d'un éclat éblouiffant , 
» fortent de ce féjour ténébreux 
» pour s'élever aux demeures bril- 
» lantes du Ciel. J'apporte ce qui eft 
# néceflaire à cet heureux déguife- 
» ment ; voici des fimates blanche* 
» comme la neige , parfemées d'étoi- 
» les d'or ; prenez ces manteaux d'ug 



lit 

W jblett. céfeftc, vousJaiffçrcA flottée 

9 ces queues fuperbes &. ondoyantes 
*> tjui repr éfenteront dans U nuit,de$ 
» traînées- de; ltjjgiete ; ô ma chère 
» fille i ces rofes fraîches doivent 
» ceindre ton front ; & toi , qui me 
» tiens lieu de, fils , cette couronne 
?> étîncdlante :dù feu des. damans doit 
jf être; ppfééifiirt^ tête. Venev, la 
# lune jdu haut de fon Trône argent é> 
» répand un éclat doux & propice ; 
» forions ; je vous rejoindrai par une 
*> porte fecrette ». Ils fortent : les 
rayons de l'aftre jes nuits réfléchi? 
iur leurs vêten>er>s ; 9 en font jaillir 
mille traits de lumière ; les gardes fe 
profternent en tremblant ; les plqs 
doux parfums s'exhalent de leurs ro- 
: fees ^u'il^ agitent avec grâce* Les Eu- 
: nuque$ crgyçqt voir les ombres Royar 
lps ; iW attachent .leur front à la pouf- 
fiere. Nos amans paffent avec une 
fierté impofante, ils fe rendent dan* 

Kv 



Ii6 
ttn bois fombrç au lieu ïa&qué, Le 
fagelesy rejoint, ils s'embrafent 
fens pouvoir proferet «une. parole* 
Firnaz les prend patf'la maih , les 
Conduit dans une habitation ifolée , 
fituée fur la pente d'une montagne , 
oh Pair doux -8c baUamique eiftteete* 
noît une fraîcheur fa lut aire. La &njé 
avoât établi (on trône fur ces -belles 
colineS ; Pfcfprit s*y trouvoit plus vif , 
plus éclairé , plus dégagé des paf- 
fions viles & terreftres : c'étoit en- 
fin un féjour digne de la fageffe 3 & 
tligne de l'amour. 

Le lendemain,lèf bruit de cette nou- 
velle apparition fe répand à la Cour, 
la flatterie encenfe de nouveau le 
Trône. Firaaz eft au comble defa 701e; 
il réunit dans : une hetlrçufe retraite 
tout ce qui éfl: chef* à fondateur . Il ne 
vit plus à la Cour , il vit avec ceux 
-qui lui font aimer la vie ; il voit fous 
£s yeux la tendreffe unir deux 



llf 

fcœurs ©ii il fe complaît , il voit la 
vertu & la reconnoifiance mouiller 
chaque jour Tes cheveux blancs des 
larmes de fentiment. O amour ! ô 
rayon pur émané du Ciel même ! 
c'eft au fein de la nature que ton 
triomphe eft le plus doux ! c'eft toi 
qui embellis nos jours & nous con- 
voies du malheur d'être. Tu répandis 
tes. charmes dans deux âmes néep 
pour te connoître. O jours fortunés ! 
Eft<e à moi de voiis peindre ? On 
jfent le bonheur , on ne peut le ren- 
dre. Elife ilôriffoit , comme cet arbre 
fuperbe qui porte des fruits d'or, & 
jrépand au loin un parfum vif & 
.agréable ; elle voyoit l'amour fourire 
dans . les yeux de ion amant 9 elle 
étoit Sure de fa tendreffe. Inconnue 
de l'univers , toute à la nature , & 
tinite à l'amour , tout ce qui eft beau , 
.. tout ce qui* eft bon fur la terre oc- 
.Cupoit & rçmpliffoit fon cœur, 

Kvj. 



nS . 
Le Tyran,accablé de foucî & d'att- 
nées 9 voit enfin le terme de fes 
jours.; agité de remords, déchiré 
par des tranfes aflfreufes /il appelle 
Firnaz,qui Favoit plufieurs fois retiré 
du tombeau;il pleure,il frémit,il vour 
droit retenir de fes débiles mains k 
fceptre qui lui échappe;il fent la mort 
qui lui arrache fa couronne , il im- 
plore les Dieux , total eft fourd àrfes 
cris ; la mort frappe fa pâle & tretn/ 
blante viâime , le redoutable Monar- 
que eft dans la poufliere* Tout change. 
Idamore lui fuccéde ; les médians 
fnyent dans les déferts,les juftes font 
rappelles. Le vertueux Idamore,digne 
élevé d'un fage , brifa ta verge de 
• fer dont fon père éerafcit fon peu- 
- pie , il efluy a leurs larmes + il régna 
par la clémence ; on le béniffoit : le 
« Vieillard en pleurant recommandât 
à fon fils d'honorer , d'aimer ce bon 
Roi ; il goûta le plaifir d'être aimé> 



plaîfir inconnu à tant de Monarques! 
Un jour que fatigué du foin du 
Trône , il fe délaffoït à pourfuivre 
les timides hôtes des forêts , il s'a- 
bandorma infenfiblement à fes réfle- 
xions ; le couchant d'un beau Jour , 
la férénité de l'air , la tranquile foK- 
tude où il fe trouvoit , tout l'entre- 
tenoit dans un; charme profond j il 
fuivit fe cours d'un ruiffeau qui for* 
moit mille détours ; ému des beau- 
tés de la nature , il admiroit l'aftre 
des Cieux , qui^environné de nuages 
d'or , rentroit avec majefté dans 
l'abîme des mers, & teïgnoit d'un 
pourpre étincellant la cîme fuperbe 
des forêts. Il apperçut de loin des 
cabanes champêtres , d'où fortôient 
des chanfons animées qui peignoient 
la douceur d'une vie retirée, le* 
douces faveurs de l'amour . . . fou 
cœur éprouve une vive émotfen 9 'û 
-s'approche... Quelle fut fa furprife* 



*3* 
il voit Elifc au pied d'un cèdre re- 

pofant fa tête fur le fein de Zélim ! 
il doute de ce qu'il voit ; mais la 
voix de fon frère qui jette un cri 9 
cette voix fi connue & fi chère ré- 
veille au fond de fes entrailles tous 
les fentimens de la nature ; ils cou- 
rent au-devant l'un de l'autre. « Quoi! 
» c'eft toi que j'ai tant pleuré!.,. Quoi! 
» mon frère eft dans mes bras !.. « 
» ô Ciel que je te rends de grâces!... 
» & toi, belle Elife,tendre compagne 
» de mes premiers ans , tu vis auflï ! 
» tu vis pour notre bonhetir... Oui , 
» mon frere,elle vit , nous nous en- 
» tretenions de toi , de tes vertus ; 
» nous choififfions le jour où nouj 
*> devions te caufer une furprife bien 
# touchante ; les Dieux l'ont amené 
♦> ce jour heureux , nos douleurs 
h p a fié es rendent nos plaifirs plus 
» vifs. Viens voir ce digne mortel 
» qui forma nos cœurs ^ nous lui 



*3* 
v devons tous; ; fans lui^nons ferioo* 

v peut-être orgqeilleux & cruels... * 
Jls marchent enfemblê eà pleurant; 
le fage Fimâz ., dit à Idamore : 
h Vous ayez réftfté à la féduâio& 
» qui environne le Trône r votre 
» anie«ft grande ; elle eft plus., elle 
» eft généreufe & compatigame ; iê 
» menais 1 que vou$/devfc&<e!re hisu- 
» reux ; tous les cœurs font à vous n. 
Idamore paffa deux jours avec eux ., 
oubliant la Cour &, fon rairg; pen- 
dant ce terni , il offrit à fon Aère de 
partager avec lui fa couronne , il le 
pria , il Je preffa vivement. «« Aide- 
» moi 9 .mon cher frère , à porter 
» le fardeau de la puiflànce , pour 
: » rendre les hommes heureux ; ton 
'.* çœurieft -noble n8i courageux , fais 
Ut 4e iacrifice de ta liberté ; fois le 
-» bienfaiteur des humains. Qui or- 
» nera le Trône , . fi ce n'eft toi ? 
mQm ane confolera , fi. ce n'eu k 



» voix ffroî frère } Lu tttoride a befok 

» de toi , viens . . « » Zélim plepfa 

une féconde fois ; « & mon frère , 

» qu'exiges- tu de moi ? m'arracher à 

» cette douce tranquillité dont je 

» jouis ; renoncer à la paix de Pâme 

* pour le foin de gouverner des hos*- 

» mes , fouyènt mal éclairés,& plus 

» foiwent ingrats } qu'eft-ce « que kt 

» grandeur fuprême a de fi flatteur ? 

» Vois-tu du haut de cette colline , 

» ces valions- délicieux ; (tes trou- 

» peaux qui broutent l'herbe molle 

» & renaiffante \ ces jeunes cèdres 

» qui parent orgireiileufemèâî la ter- 

» re ; voila le feul trente , le féal 

» empire que j'ambitionne , entends- 

. » tu ces cris de joiaqui s'éierircafe de 

» ces toits couvshs de chaume^ *e 

h font-ils pas plus: flalteurs.;qaè -le 

» langage apprêté • d'avides adula- 

» teurs ? Le vrai fé jour. de l'homme 

» eft une riante campagne j Farbte 



13 * 

» que j'ai planté rît plus à mesyetnr» 
» que ces parcs immenfes où régné 
» la fatiguante fimétric. Ici , fous un 
» habit ruftique,habite lamodération; 
» la fagefle eft affife avec ces vieil* 
» lards aux pieds de ces chênes , le 
» tendre amour brille dans les regards 
» de ces jeunes bergers , la fédu** 
» fante innocence accompagne les 
» attraits de leurs amantes , la nature 
♦» enfin y déployé fes tréfors , & re- 
» pofe avec une (implicite magnifi- 
9» qite fur un trône de fleurs. Que 
» trouver de femblable au milieu dtt 
*» fracas des Cours , de leur pompe 
» criminelle , de leur oifi veté tumul- 
» tueufe , Ô mon frère ! faut - il 
» m'arracher à ces biens fi faits pour 
» un cœur fimple & fenfible ? Mais 
» la vertu le veut , je dois foulager 
» dans tes mains le fardeau pefant de 
» la Royauté ; je connois les hom- 
» mes , car j'ai été jnalhçiureux; ils 



*34 
» feront toujours chers à mon cœur ; 

# daigne le Ciel couronner mes déf- 
it feins ; je veux faire le bonheur 
n d'eux tous , la nature répandra fon 
» abondante profufion , je n'étouf- 
» ferai point (es préfens , je ne les 
» tranfporterai point fur des hom- 
» mes avides & cruels , je ferai le 
f> bien , parce que je le cherche- 
» rai & que je l'aime. Si le poifon 
» de la flatterie^ parvenoit jufqu'à 
» mon coeur , & égaroit ma raifon » 
que le jufte Ciel délivre la terre 
» du Prince malheureux qui l'oppri- 
» me ». Son frère l'embraffa pour 
toute réponfe ; ils régnèrent unis fur 
un peuple qui les adoroit ; n'ayant 
d'autre but que le bonheur de leurs 
fujçts ; ils firent le bien ( toujours 
aifé lorfqu'on le veut , ) ils répan- 
dirent par-tout les tréfors de l'abon- 
dance ; l'Empire fleurit ; le Ciel jetta 
liir eux un regard d'amour , ils fc 



*3Ï 

virent renaître dans, des fils dignçp 

de leurs vertus , & encore aujour- 
d'hui fon pleure & l'çn bénit leur 
xnémoirc. 



/ 







^ 







*3« 

NINA> DAPHNÉ, 



; i 



IDYLLE. 

NINA. 

\J Daphné i le joli bouquet f 
Que j'aime àrefpirer le parfum qu'il exhale ? 
Vois comme de fes fleurs Taflemblage eft 
pariait* 

Quel éclat leur panache étalé. • ; 
Ecoute : ce matin j'ai conduit mes moutonlt 

Auprès des buiflons d'aubépine 
Qui couronnent là-bas le pied de la collincà 

Une voix fortaitdes buiflons ; 
le porte un œil furtif à travers le feuillage.;» 
Oh ! le cœur me battoir. . . ma joue étoif 
en feu. • . 

C'était. • . Daphné , detine un peu; 

DAPHNÉ. 

C'était Silvandre , je le gage, 

NINA. 
Tu l'as dit , il tenoit des fleurs 



*Î7 

•w il aflortîflbif ics diverfcs'côiiksrSrf \ <i 
Tout en les raffemWant il difajt à tuirmême ; 
m J'oifrjraf mon bouquet à la brune qut 

* j'aime! , ... ..,.. 

» Vents J gartfezrvoas de le flétrir* 
>> Amoar ! daigna le mettre- à l'abri de toq. 

* 4 ;.'*>^aîlef , 

» Ne laifle auprès de,lu j voler que Je zéphiri 
p Gc qu'on offre à ^&i*. , doit-ctre pux 
. >> comme elle. . 
m J'aime cette belle à l'œil noir , 
v Je i'aime , ajoiwit-ij ,, depuis cet heu.* 
- . >d rcu*fojr 
» Ou dans le bois d'Acte nos folâtres ber* 

» gères * 

»' Fouloientd'un pied léger les naiflantea 

» fougères* 
» Je h vis , fts cheveux étoient ornés de 
» fleurs* 
» Un chapeau couronnoit & tète*.* 
» Ob 1 qu'elle étpit jolie , & de combiea 
» de coeurs 
» Elle dut faire la conquête ! 
*£ Tous les bergers danfoient j viorne def 

* fl*uts 



*3$ 

i» flgen fctri dans un coin , défefpiré ? «o*2 
>» fas> 
» Regardait triftement la ftte. 
» Tendre Nina ! ta i'apperçtw. 
* Tes beaux yeux on moment fe mouille- 
» rent de larmes; ; 

» Tu l'abordas d'un air fi dour , fi plein d^ 

* charmes* •• 

à» Nina, lui difo«-tu , vent danfer â?ec toi } 

a} To lai tendis la main : quelle fut foa 

» yvreffe! 

» Tous nos bergers ttoient... 6c moi.,, 

« Et moi*, furpris... ému»., je pleurai de 

*> tendrefle.., » 
H's'arrète i ces mots ; le bouquet était fait» 
11 l'obferve , il lui parle , il le baife , il foa- 

pire , 
Si fier de fon travail , fi gai , fi famtfaic... 

Je ne puis m 'empêcher d'en rire^ 
l'approche doucement ; Je faifis le bouquet,» 
Qui fut trompé ? ce fut Silvandre s 
Mais il méritoit bien ce tour. 
Au pied de la colline un jour 
Je lui promis d'aller me rendre) 
Nous devions chanter on couplet » 



*3f 

Mais le couplet , Daphn£, le plus beau , 1« 

plus cendre ; . 
Vn contretems furvint ; que j'en eus de rt-j 
grecs l 
Lamon 9 ce bon voifin que j'aime , 
Tomba malade ce jour même. 
H ctoit feul,hclas 2 fans fecours , fans appuis 
J'allai , je veillai près de lui , 
Je l'aidai dans fa peine extrême $ 
Mais j'oubliai. . • j'en fais l'aveu. 
J'oubliai le couplet, la promefie Se Silvatv 
dre. 
Il dévoie m'excufer'un peu , 
te traître à mes raifons refufà de & rendre l, 
De l'écac de Lamon , je lui fis le récit, 
Se j'apperças des pleurs, que, malgré fon dé« 
pic, 
Ce tableau liii faifoit répandrf • 

ÉF 




*4* 



m 

ta* 



LA CONSTANCE 
COURONNÉE, 

ANECDOTE. 

ARam inte avoît eu en partage 
les dons les plus précieux , l'efprit , 
les grâces , la beauté ; avec tant de 
charmes & un million de bien , pou- 
voit-elle manquer de plaire ? Sa 
Cour fut bientôt nombreufe. Les 
petits maîtres , les beaux efprîts , 
les gens à prétention 9 tous ceux qui 
fe croypient aimables, le nombre 
en eft grand , vinrent en foule 
lui rendre leurs hommages. Les 
minauderies des uns , les propos 
étudiés dès autres , les manières de 
tous , leurs déclamations , leur ma- 
nège , l'amufoient. Comment au- 
roient-ils pu la toucher ? Au carac- 
tère 



141 
ter e le plus folide , ' elle joïgnoit lç 
cœur le plus tendre ; il auroit fallu 
luireffembler pour lui plaire ; & des 
fiecles . entiers ne produifent pas un 
cœur de la trempe du ficn. Elle crut 
cependant l'avoir trouvé chez Erafte. 
H joignoit à beaucoup d'efprit une 
figure charmante. Depuis long- teins 
en poffeffion de fubjuguer toutes les 
femmes , il crut que la conquête 
d'Araminte manquoit à fa gloire* Il 
lui rendit des foins ; il foupira ; il 
parla amour ; il étoit fi féduifant, il 
difoit les choies d'un air fi perfuafif , 
qu'elle faillit s'y. méprendre : mais 
bientôt rçndue à elle-même , elle 
démêl? le motif qui le faifoit agir. 
Non , Erafte , lui dit- elle , vous ne 
me ferez point illufion. La vanité eft 
le mobile de toutes vos aâions. Vous 
n'avez jamais connu l'amour ; il peut 
feu! me toucher* Erafte fe retira : Le. 

h 



141 

perfonnage qu'il jouoit commençoit 
à lui être à charge. 

Peu de jours après , Damon arriva 
de Paris. H venoit de finir fes exerci- 
ces. Dans un âge oh l'on ne refpiré 
que le plaifir , Damon ne s'occupoit 
que de l'étude des Belles-lettres. Dis- 
tingué par fa naiffance , héritier 
d'un bien considérable , fait à pein- 
dre 9 de la plus jolie figure du monde, 
pn étpit étonné de lui voir un éloi- 
gnement marqué pour tout ce qui 
fait la paffion des jeunes-gens. Ce 
A'eft pas que fa philofophie eût rien 
de fingulier , rien de fauvage. H étoit 
toujours vêtu très - galamment ; il 
voyoit le monde , il difoit même des 
douceurs aux femmes ; l'ufage 1» 
vouloit 9 il favoit s'y conformer. 
Quoiqu'il fe fût fouvent expliqué fur 
fa réfohition où il étoit de ne jamais 
s'engager , il fentoh bien qu'iins 



*4Î 
femme teile que fon cœur la itûtmi, 

le ferait aifémettt changer. Une fem- 
me jolie & tendre , dans le fiecle ou 
nous fouîmes , difoit-il , c'eft un êtrt 
4e raifon* Son erreur ne dura pas 
longtems. Il vit Araminte. Tant d'at* 
traits lui firent éprouver des fenti- 
mèxls qui avoient pour lui les char* 
mes de la nouveauté ; il votdut fe 
«liffimuler que c'étoit de l'amour. Je 
l'eftinie , je l'admire , dit-il à un de 
(es afnis. Je vous avouerai même qute 
fi ejle a le tfoeur auffi tendre que fa 
phi&ooomie&fes manières paroiflent 
)e promettre , je bornerai tout mon 
bonheur à lui plaire ; mais fur quoi 
m'en affûter ? Les apparences font fi 
trompeufes ! on ne Sacrifie plus qu'à 
la coquetterie. Quelques entretiens 
lui dévoilèrent l'intérieur (F Araminte; 
il y vit des jfentimens fi délicats , une 
répugnance fi forte pour les bagatel- 
les^ tant de folidité, tant de vertu 9 

Lij 



*44 
qil'ilren devint bientôt éperduement 

amoureux» On peut prendre le change 
fur les autres fentimen», mais jamais 
fur le vrai amotir : les traits qui le ca- 
raûérifent font trop remarquables. 
Araminte fut fenfible à la douceur 
d'être aimée. La tendreffe de Damon 
triompha de fpn indifférence ; elle 
,^imja». 

. Oui , Damon , lui dit-elle un jour; 
.voys avez fu me perfuader , vous 
avez fu me plaire. Pourquoi rougi- 
,rois~je de vous l'avouer ? Mflis pour 
. ma fatisfaâion , pour mon repos 9 
.pour le bonheur de mes jours, par- 
tez , éloignez-vous pendant deux ans : 
. fi, au bout de ce tems-là, vous n'êtes 
point changé , le don . de ma main 
. eft le prix que je rçfçrve à votre 
confiance. 

Damon murmura contre un arrêt 

„ .... ^ 

. auffi cruel ; il mit tout en ufage pour 
ie faire révoquer : il fç plaignit d'un 



141 

e&cès de délicatefle qui alloît le ren- 
dre le plus malheureux des hommes : 
vouloir éprouver mon amour , dit-il 
à Aramînte , c'eft douter de fa fin- 
cérité. - — C'eft chercher àaffurer le 
bonheur de mes jours ; j'aime trop 
pour ne vouloir pas être aimée de 
même. Mon mari fera mon amant , : 
& je veux,dans mon amant , autant 
de confiance que de délicateffe. Da- 
mon répliqua , mais il ne put rien 
gagner : Aramînte periifla dans fa 
résolution. Il partit. Àraminte avoit 
placé auprès de Damon un Vakt-de- 
chambré qui étoit entièrement dans 1 
fes intérêts ; il devoit l'informer de 
tout ce que feroit fon maître. 

Rendu à la Ville qu'il avoit choifie 
pour fon féjour , Damon fe renferma 
chez lui. S'il fortoit quelquefois , 
c'étoit pour aller fe promener. Les 
endroits les plus déferts , les plus 

écartés , étoient ceux qui lui plai- 

L.*. . 
uj 



44* 
ceux qui lui plaifoient le plus : point 

d'ami ; nulle efpèce de liaifon avec 
perfonne ; on aurait dit qu'il avoit 
rompu avec le genre-humain. Ses li- 
vres & les lettres d'Arqminte fai- 
foient tous fes plaifirs : il en recevoit 
fouvent ; le fentiment les avoit die* 
tjées. Que dans ion malheur , il fe 
tjrouvoh heureux , d'être aimé auffi 
délicatement. 

Cette jeune perfonne inftruîte de 
la vie que menoit fon amant , ne 
ceffoit de fe louer du choix qu'elle 
avoit fait. Dans un fiéclc où l'amour 
n'eft [dus regardé que comme un jeu, 
difoit-eUe quelquefois à une de fes 
amies , où la frivolité eft devenue 
l'appanage des deux fexes , où Ton 
ne facrifie plus qu'à la vanité , à Pin* 
térêt & à la débauche , ne fuis-je 
pas heureufe d'avoir trouvé un cœur 
comme celui de Damon f II fait feul 
aimer ; que les jours que nous cour 



*47 
lirons enfemble feront purs & (e+ 

reins ! que les plaifirs qui fuivront 
notre union feront Vifs ! ils prendront 
leur fource dans une tendreffe réci- 
proque ; l'amour comblera tous nos 
defirs. La fin de l'exil de Damon ap- 
prochoit : il touchoit prefque au mo- 
ment fi defiré * torfqu'on lui remit 
une lettre d'Araminte, conçue en 
ces termes : 

» Je n'étois pas née pour être 
» heureufe ;je viens de l'éprouver : 
» de l'état le plus brillant, je tombe 
h tout-à-coup dans la plus affreufe 
» indigence. Un malheur auffi fou*» 
» dain qu'imprévu m'enlève toutes 
» mes richeiîes. Ce n'eft pas elles que 
j» j<e regrette , vous devez en être 
» perfuadé ; mais ne dois-je pas pie 
»> plaindre contre le deftin qui mm 
» ravit un amant fi tendrement aimé ï 
h car de croire que votre amour fût 

» à l'épreuve d'un pareil coup , et 

L. 
IV 



2,4* 

» feroit trop fe flatter. Cette délîca- 
» teffe de fentimens n'eft plus con- 
» nue , il y auroit de Pinjuftice à l'exi- 
# ger. Foiblc reflburce que les at- 
m traits 9 quand on n'a plus de bien ! 
» Il me refte encore de quoi aller me 
» jetter dans un cloître : dans le-dé- 
» plorable état où eft ma fortune , 
» c'efl Tunique parti que j'aye à pren- 
» dre : j'y pleurerai mes malheurs î 
»> j*y pleurerai mon amant. Heureufc 
fc fi je puis parvenir à recouvrer un 
» repos qui va être déformais l'objet 
» de mes defirs h. 

Que je fuis heureux ! s'écria Da- 
tion , chère Àmarinte ï je ne vous 
irouvois d'autre défaut que celui d'ê- 
tre trop riche. Mille fois , oui , mille 
fois faifouhaité que vous fu fiiez née 
àans le fein de la pauvreté. J'aurai 
donc ce plaifir fi doux pour les cœurs 
feniibles , de combler de bienfaits , 
d'honorer, de rendre heureux ce 



qaô j'aime. Partons , courons ; vo- 
tons ; l'amour vous vengera des in- 
juftices de la fortune. 

* Il part , animé de Pefpoir fi fiât, 
teur de revoir le cher objet de toute 7 
fatendreffe. Inftruite de fôn départ , ' 
Araminte prend les plus juftes me- 
fures pour aider au ftratagême qu'elle 
avoit fi heureufement imaginé. 

"Il la trouve occupée à préparer, 
dé fes mains délicates , un repas fru- 
gal. Une chambre obfcure lui fervoït 
de domicile ; un mauvais lit , quel- 
ques chaifes en faifoient tout Porne- ' 
ment. Quelle occupation ! quel fé- 
jour ! Araminte , s'écria-t-il : chère 
Afamintë ! quel changement de for- " 
tune ! dans quel abaiffemeht le fort 

vous a-t-il réduite ! mais , non ; il 
ne fauroit vous abaiffer. Peut-on ne 

pas admirer tant de modération , - 

tant de fermeté dans un revers auffi 

cruel .& auifi fubit ? La grandeur dç . 

Lv 



M»' 
votre ame brille avec u* éclat a*-- 

près duquel difparoit le feux tailtaft 
des grandeurs humaines. Vous m'a- 
yez cru capable de vous &crfter à iui 
vil intérêt î aftj Ararointe, rçp<Mea- 
vou? juftîce à mes fentimçns ? Cqs 
yeux 9 ces beaux yeijx dont la dou» 
ceur charnu , enchante , ravit ; ces 
traits dont l'enfemble efi 6 touchant r 
cet air , ce port , cette taille , cas 
grâces , cet efprit , ce cœur furtout 
qui.eft audeffus de tous les. éloges : 
Voilà les feules richefles dont je fais 
cas... Non , je ne me plaindrai point 
des rigueurs de la fortune , répliqua 
Araminte ; je n'ai au contraire qu'à 
m'en louer. Qu'il m'eft doux d'être 
aimée avec autant de délicateffe I 

. • * 

que vos fentimens flattent agréable* 
ment les miens , cher Damon ! Nos 
cœurs font faits l'un pour l'autre ; il 
n'y a que leur réunion qui puifie nous 
rondre heureux , & fans l'évén*» 



Ment qui m'a enlevé toutes mes xU 
chefles y au rois- je jamais fenti ce. 
piaifir fi pur que je goûte dans cet 
inftant ? Trop délicate f trop paflie- , 
née pour ne pas me faire cjespeipes,. 
imaginaires 9 j'aurois peut- et tç. at-\ 
tribué votre amour à< un motif d'ia. 
térêt» Grâces à la fbrtune.mes allar- 
mes font diffipées i & mon bonheur 
affuré ; j'ofe au moins m'en flatter. 

Que ne fit- point Damon pour 
prouver à A raminte combien i! étoit . 
fenfible à tout ce qu'elle lui avpit dit- 
de tendre & de flatteur ? Il tomba à 
fes genoux : fes foupirs , quelques 
larmes , ,parlerçot pour lui. Dans 
une fituation pareille à celle de Da- 
moq , on ne fait que garder le 
filence. 

* • • • 

Rien ne s'oppofoït au bonheur de 
nos deux amans ; Us crurent y de- 
voir mettre le fceau : le jour fut fixé 
pour la célébration de leur mariagp 

Lvj 



•*>'•* 



Avec quel plaifir Damon ne vrt-îT 
pas arriver ce jour fi déliré ! Tout ' 
étoit prêt pour la cérémonie , lorf- 
qu'Araminte eut quelques éblouifle* 
ntens qui eurent les fuites les^phis 
flcheuies» 

La petite - véfoîe fe déclara avec 
lès fyiûptômes les plus terribles. 
Deux purs de maladie la réduifiremt 
à la dernière extrémité. On annonce 
à Damon le danger d'Àraminte ; il 
vole à ion appartement , malgré la 
défènfe qu'elle lui avoit ait cPy pa- 
roître. Dans quel état ta t r ouve- t-il ! 
une pâleur livide , des yeux éteints > 
iule refpiration embarraffée , tout 
fembloit annoncer une mort pro- 
chaine. Quel fpeâacfe pour un 
amant ! Ah , Damon ! dit-elle d*une 
voix mourante , qu*avez-vous fait } 
pourquoi aller contre mes ordres ï 
pourquoi venir troubler mes dernier s 
aibmens ? Qu'il m'en coûte pour *ée 



• .a 



■ *5J 

fêjGgner aux ordres du Ciel ! chef 

armant , cher époux , vous feul m'oc- 
cupez dans des momens qu'un foin 
bien différent devroit remplir. Je ne 
vous verrai plus ; que cette idée eft 
cruelle ! Trop affligé pour fe plain- 
dre , Damon ne répondit rien» Va 
air abattu , des regards Ianguiffans 9 
des yeux mouillés de larmes , de fré- 
quens foupirs partaient affez pour lui» 
- Le Ciel eut pitié de Tes maux. 
Après quelques jours d'allarmes Ara- 
minte donna tout à efpérer. La jeu- 
nèfle & la bonté de fon tempérament 
la tirèrent d'affaire. Quelle joie pour 
Damon ! avec quels tranfports n'ap- 
prit-il pas la nouvelle de fa convalef- 
cence ! il faut l'avouer , le propre 
des peines eft de rendre les plaifits 
plus piquans. Plus là crainte de per- 
dre Àraminte avoit été grande, plus 
le plaifîr de la pofféder paroiffbit doux 
à Damon; 



Cette jeune perfonne n'était ps* 
tout- à- fait auflî contente ; elle appré* 
hemioit pour fa beauté. Ce n'eft pas 
que femblable à la plupart des fem* 
mes, elle donnât tous (es foins , ; 
toute fa comptaiiance , toute faten^ 
dreffe à un auflifrivole avantage* Non,' 
fans doute ,• Araminte penfoit trop 
fblidement pour faire cas d'un bien fi 
fragile , d'une fleur que le moindre 
fouille peut ternir ;toais cette beauté 
lui , affuroit le cœur ^um amant ten* 
virement aimé : pou voit - elle ne pas 
en redouter la perte ? 

A peine fut-elle hors de danger 
que v ne voulant point paroître aux 
yeux de Damon dans l'état où elle 
étoit , elle le fit prier de laiffer 
écouler quelque temsfans venir chez 
elle» Damon murmura ; mais* il ai» 
mcrit , il ,ne fut qu'obéir. 

Araminte confultoit tons les jours* 
fon miroir i il lui apprenoit ce qu'elle 



tarait efpérer an craindre. Bientôt - 
elle ne flotta plus entre là crainte &♦ 
l'efpérance. Le mafquequi défigurait 
fes traits , tomba ; cet sûrement * . 
cette délicatefle qui les rendoient 
fi touchans f reparurent ; fou teint 
reprit fon premier éclat ; elle n'a- 
voit jamais été fi belle. 

Il me vient une idée , dit-elle uit 
jour à une de fes amies , pour qui 
elle n'a voit rien de caché ; vous la 
trouverez folle , vous la trouverez . 
extravagante : je veux pourtant me 
fatisfaire à quelque prix que ce foi*. 
Damon m'aime , je ne puis en dou- 
ter ; mais fi cet ,amour n'eft fondé 
que fur mon peu de beauté > dois-je 
m'attepdre à conferver longtems fan 
cœur ? c'ieft à la pofleffion de ce 
cœur qu'eft attaché tout le bonheur 
de mes jours. Puis-J£ prendre trop 
de précautions pour me l'affurer ? Je ♦ 
neyeu^point d'un bonheur paflager^ 



f è feroîs trop fenfiblè au changement 

de mon fort. 

L'abfence, la perte imaginaire de 

mes rkheffes n'ont pu changer Da- 

mon. Voyons fi fon amour tiendra 

contre la perte de ma beauté. C'eft 

chvain qu'on repréfenta à Àraminte 
que l'épreuve étoit trop forte ; qu'en 

voulant élever trop haut l'édifice de 
fon bonheur , elle courent rifque de 
le voir renverfer de fond en comble ; 
qu'on s'accoutumoit à la figure,& que 
les changemens qui y arrivoient 
riétoient ni affez confidérables , ni 
affez fubits pour produire un effet fi 
ienfible ; qu'à fon $ge on voyoit ces 
changemens dans un avenir fi éloi- 
gné 9 qu'il y avoit de la folie à s'en 
inquiéter ; que Daipon d'ailleurs dé- 
couvrant chaque jour en elle mille 
qualités charmantes, ne s'apperce- 
vroit feulement pas de la diminution 
de fa beauté ; tout fut inutile. Iné- 



*57 

branlable dans fa réfolution , elle 
écrivit à Damon le billet fuivant. 

» Ceft pour le coup qu'il n'y û 
» plus de remède à mes maux ; là 
t » fortune a enfin épuifé fur moi les 
» derniers traits de fa malignité. Cette 
>> beauté dont les femmes font tant 
» de cas ; cette beauté qui ne m'étoit 
9> chère , que parce que je croyoitf 
$> lui devoir toute votre tendreffe , 
jt je l'ai perdue & avec elle Pefpoir 
» d'être à Damon, Que cette idée efl 
» accablante ! Doutez- vous de ce que 
»> je vous dis ? venez vous en affurer. 
h Dois-je compter encore fur votre 
n cœur ? je n'ai plus que de l'amour 
» à vous offrir : fera- ce allez pour 
» Damon ! c'en feroit affez pour la 
» tendre & malheureufe Âraminte ». 
- C'en fera bien affez pour moi , 
s'écria Damon avec tranfport ; votre 
tendreffe peut feule combler tous 
tofis defirs, Il vole chez Araminte : 



iSo 
fûrée , me voilà héureufe : je vou? 
dirai même plus ; le renverfement 
de ma fortune n'a été imaginé que 
pour éprouver votre tendreffe : je 
poffede toujours les mêmes richeffes. 
Quoi continuellement de nouveaux 
fujets de plainte ! vous avez pu me* 
cf oire capable de n'agir que par un 
motif d'intérêt ? Ah ! Araminte , 
méritais» je de pareils foupçons ? 

L'amour prit lui-même la défenfe 
d'Araminte : on ne pouvoit lui re- 
procher que trop de délicateffe ; elle' 
fut bientôt juftifiée dans l'efprit de 
Damon. Il tomba à fes genoux ; il la 
fupplia de ne plus mettre d'obftacle à 
fa félicité. Ils furent mariés le même 
jour. Moins époux qu'amans , leur 
union fut pour eux une fource inta- 
riflable de plaifîrs. Dans un fiécle où 
l'on croirait fe faire tort en aimant 
fa femme, la tendreffe de Damon 
fut d'abord tournée en ridicule j elle . 



i6i 

* lui attira niillc froides plaifanterie*; 
Il tint bon : une eftime générale fuc- 
céda à la raillerie : c'eft l'effet orefî- 

* liaire de la vertu. Damon fijt toujours 
regardé , depuis , comme le modèle 
des apian$ & des marfc, 




**&**„ 










161 , 



méA 



LICORIS,SELIME, 

I D Y L L E. 

Jy Ansuq beau foir d'été , Licoris le 
Selime, 
Ayant raflemblé leur troupeau , 
Prenoient le frais fur un coteau a 
Dont le foleil couchant fembloit dorer la 
fîmes 
Ils s'bccupoîent de Palémon. 
Nous devons bien l'aimer , dit la jeune ber- 
gère > 
Ule mérite, il eftdben! 
Si tu favois pour nous .tout ce qu'il daigne 

taire*. • 
Hier tu conduisis le troupea* dans les 

champs $ 
J'étois feule , il arrive > • , , en quel état , 

mon frère i 
L'eau coulait de fon front fillonné par. les 

ans, 
$t fon corps fe courboit fur fes genoux 
tremblans* 



le contas dans Ces bras qu'il m'ouvrit avec 

joie ; 
„ O mon père , lui dîs-je , efpoîf de tes en* 

„ fans! 
„ Permets qu'à tes regarés tout mon cœur 

„ fe déploie. 
„ Ta vieilleffe s'épuife en d'impuiffans tra* 

„ vaux. 
*, A quoi bon ^ même avant l'aurore, 
„ Pour coarir dans les champs t arracher an 

tt *epos , 
„ Et dans Fardeur du jour y retourner en- 

„core? 

11 fourit doucement , tandis que je parlais*. 

Alors jettant fer moi la vue , 

De cet air que tu lui connais : 
j, Aujourd'hui , me dit-il , fur ma têt* 
M chenue 

„ la main du tems grave Tes traits ; 

.,, Je touche au déclin de mon âge. 
«, Mes amis ! mes enfans i quand je ne ferai 

«plus, 
„ Vous n'aurez pour tout héritage » 
d , Que l'exemple de mon courage , 
4, ;Et defoixante ans de vertus, 



164 

v Le Ciel qui de (es dons fait on égal par- 

» »ge f 
j, Dn fort capricieux , nous refafâ les biens : 

*, Mais pour fuir l'indigence , il eft de sûrs 

„ moyens , 
w Et nous pouvons en faire nfage. 
^ Avant de vous quitter , je veux guider vos 

„ pas , 
'„ Et vous tracer du moins la route qu'il faut 

„ Cuivre, 
99 Mes bons , mes vrais amis J puifle après 

9y mon trépas é 
„ Dans vor efforts conftans mon exemple 

f , revivre ! 
Selime ! 6 doux momens J ... je fentis a ces 

mots 9 
Qu'avaient étouffés fes fanglors , 
S'imprimer fur mon front une bouche fi 

chère. 
„ Apprens > reprit-il , un miftère , 
^ Ma fille , & que. les pleurs découlent de 

„ tes yeux: 
M Non loin de ces tilleuls,qu*arrofeime onde 

„ claire, 
k „ Habite un mortel généreux , 



;, En qui l'infortuné trouva toujottt on père} 
„ Et quimetfon plaifiràfairedes heureux | 
„ Homme cher à mon coeur i puitifent kf 

„ juftes Cieux 
y, Faire pleuvoir fur toi leur plus douce in- 

„ fiuence ! 
„ Puifle fur tes foyers repofer l'abondance ! 
M Cejufte refpedatie. , . il eft mon bieft* 

„ faiteur» • 

„ Philetas eft fon nom ) ^ue la recornioif» 

„{ance 
„ L'imprime à jamais dans ton cœur. 
,, Le terrein qui commence à la prochaine 

*,rive> 
n Et que de ces vetgértembratie lalotoguetî,' 
„ Il m'en a rendit poflèfleur» ' 
„ Ceft pour vous que je le cultive : 
„ Cette peine m'eft chère & mon torp* 

„ abattu 
^ Sons l'effort du travail: Tetit croître 6 

», vertu. • » ' 

Tu pleures I «h comment te rendre 
Les fentimens divers dont mon cœur fut 

ému 
Pendant nne fcène £ tenefre t 

M 



frd M q Uftfcn tp fo ce mortel généreux , 

Je te bénMais en moi-même s 
J'obfemi* Palctnon , te les larmes aux 

jeux , 
le ààfkit'z ce bon piene! à quel point il nom 

aime! 

S E L I M E. 

• Hélas ! quel prix pourra jamais 
Noua acquitter de fes bienfaits ! 
Quand il fait tant pour noua , quçl regTet 

e$le nôtre 9 
Dç ne pouwç Uw rendre un «urnel appai i 

Faut- il qu'il le doive à tout autre ? 
Que n'ai je suffi des champs U, ils Croient 
tous pour lui. 
. Je fiis ajjfo& bieo des corbeilles * 
Et fonvent j'en retire un bvnnète profit. 
Je* veux me (urpaffer& faire des tnerveilies. 
Je vendrai montravaU* de l'argent du débit» 
(Ecouterais fur-tout que ceibit un eniftere) 
Je vçux acheter un mouton* 

L I € O^R I 5. 

Un mouton ! 



•* 



le* 

SELIM.E. 

Quelle joie ! *♦. il fera poar mari pere# 
li n'en a«ra point de fbopçon. 

Sur.fon tmupeaa lefair e* promenant & 
vue, 

21 dira $ grâce au Ciel, ma fortune eft accrue* 
>jEtcelatai fera phtâr* 

t I JÛ OftU 

S'il (ait qu'il vient de toi , coftfvrc il va le 
chérir 1 • • é . : . • ,;'-.,* 

Je yeux , pour t'imiter,dter tta«ajrô Mirtile. 
Ce berger fonrie^tesferibs, ..-.V 
Et dans Ton art eft fort habiter 
^Jl-m'en donnerait cent poitf unbrin Ile jaf- 
mins "• » : • i * l 

Qp* forcit ciefUhdt «M: àfefete « , O 
f II an'en finit ahvfihTécorçifienlie 
Sè<ifri4fe$Aefeèarçimiy * • • a; v,- '\ 
Dent j'aurai ce jour même embeifl mon 

Selimé ! qaelphrifir* fi pendant aotre ab- 

Cet oiféati, par fes jeox , amft&H&lemonj 

. Mi) 



2*t 

Si quelquefois dansson ramage, 
Il bi parle de nous, répète notre nom , 

Et lai rappelle notre image ! 
Elleacoevak ces mots,quand Paiemon parut* 

Témoin d'un £ couchant langage*, 
Son tranfport le trahit. Le coople l'appercnr , 

116 1ère, il (âme, il s'écrie. 
fltur (m fein en pleurant le vieillard lesre- 

Voilà 9 dit-il , l'inftant le plos dora de ma 

ne! 
Venex, met bien-aimcs, charme de mes 

▼ieux jouis! 
Tenet que dans tos bras j'épanche moa 
jriëfo. 
Je riens d'entendre tos diïcoorsf 
l'en ai treffailU c?allégreffe. 
O Dieotffouaxte ahsifonsVrfi àl*lsomieiir y 

r A ses yeux m'otoâittroorer grâce , 
J'oie ae les offrir ces enfàos que j'eaibraft; 

Daigne en être leProteâenr. 
>rifent-tls dct «erras eastjosrs fume h 

trace» 
El j'attendrai la non dans le paix de moa 
«finir» - 



LA DOUBLE 

MÉPRISE* 

CONTE, 

Çéuane regardoit l'amour com- 
me le bonheur fuprêmè, Doriîgni 
comme» le comble du malheur ; pour 
que Céliane (e crut heureufe , il éroît 
néceffaire qu'elle aimât , & Dorfigni 
qu'il fut exempt de paffion ; tous 
deux s'arrêtèrent au mot 5 & fe mé- 
prirent à la chofe ; Dorfigni prit 
pour de l'amitié ce qui étoît réelle* 
ment de l'amour , & Céliane prit 
pour de l'amour ce qui étoit tout* au 
plus de l'amitié. 

Dorfigni à l'âge de trente ans fe 
piquoit de vivre en phïlofophe ; 
mais fa philofophïe* étoit plutôt le 

Miij 



résultat de fes réflexions , que l'effet 
de la difpofition de fon ame. Il avoit 
le foibfe dfe Cfoire t}i|'il jtoit audefîus 
de toutes les foiblefles ; il y avoit 
cpjtflidajpt pf u ffcoouftes plus pro- 
pres à faire naître dans tes autres les 
ientimens qu'il craignott d'éprouver 
lui-même ; les grâces de fa perfonet 
reconcilipiert les dames"aveç la fin- 
gularité 'de fon caraûere ; elles 
voyoîent çn lui un ennemi commun» 
que leur intérêt & leur penchant les 
portoîent également à foumettre, 

La fituation de Céliane la rendoit 
plus fufceptîble que perfonne des im* 
prenions de l'amour ; elle vivoit à la 
campagne dans une terre voifine de 
celle où Dorligni s'étoit retiré depuis 
un an ; elle y demeurait, fous la garde 
d'un vieux marine Marquis de Mon- 
taneuf. Cet époux avoit tous les dé- 
fauts & toutes les infirmités qu'un 
mari peut avoir ; il étoii goutteux 



jaloux , chagrin , avare & gron- 
deur. Il avoit foin de fermer l'accèff 
de fon château à tout le monde , ôc 
principalement à (ps jeunes voifihs. 
Dorfigniifepi fa exttpèé!^ te- vïeîP 
tard le trouva digne de k ' cortnorf- 
£mce r parce qu?il ne la cherchent pas ; 
ii fut raffuré par le tour féf ieux de 
fes dîfcour* j<&' la gravité mêftte de 
ies amufemens. C*cft un voHtn dti* 
mabb< , dffi>it4l , il eft propre à 1 
feire compagnie à mon époufe ; je 
ne vois point de danger dans fa fo- 
.ciét&4 cette d'un- philosophe ne peut 
qireîre utile. Ayant feiteeraifohne-* 
ment , il -dît à 1* MajrtjuMe qu'elfe luf 
ferait ptaiitr de bien recevoir le> 
Comte Dorfigni. 

Ce fut le premier ordre que Ce- 
liane reçut de Ton mari fans mur- 
mure. J'aurai- du moins quelque de- 
laffement 5 difort-enc ; car' quoique 
DArfigni (bit attfit grave que mon 

Miv 



jalon*, SI n*« pas comme lui le droit 
de gronder , & fur-tout il n'apas 
ibixaate & dix ans. 

la Marquife pofledoit tous les 
tînmes qui peuvent prétendre à 
fouraettre l'indifférence même ; elle 
avok un efprit fin & délicat 9 une 
imagination brillante 9 beaucoup de 
beauté , & cette élégance aifée qui 
donne des grâces aux perfonnes mê- 
mes qui ne font pas belles. Tout bi- 
zarre qu'étôit fen mari , elle ne le 
haiflbit point ; elle regardoit cela 
comme le fuprême* effort de- fit 
vertu , & c'était en vérité tout ce 
que fa vertu pouvoit faire. Elle fe 
promettait auffi de lui être fidèle, 
quel que fût jamais (en dégoût pour 
fci , & fou pent bant pour un autre* 

Dorfigni,de fon c6té»n'afpiroit pas. 
à. un autre titre que celui de fon 
ami ; dans fes principes il ne devoit 

-U ne pouvait defirar que ceiui-tiL 



*7Î 

Ses affichâtes , felon lui , n'étoient 
rien , ou n'étoient tout au pluï que 
de fimples témoignages de comptai* 
fance ; il bornait toutes fes vues à 
confoler la Marquife .de l'ennui 
qu'une femme de fon âge trouve né- 
ceffairenjent dans la fofitude. Il eft 
impoffible , dfifoit-il , de ne pas 
«voir pitié de £ fituation ; mais mes 
Jentimens auront jamais plus loin 
cjue la pitié. Il ne favoit pas que la 
tonppaffion quand die a pour objet 
vue femme jeune & belle , ne man- 
que pas <f être bientôt quelque chofe 
de pKo que de b compaflîoi*. Le 
vieux Marquis Fentendoit fouvent 
traiter l'amour de fbiblefle, & fa con- 
fiance en lulaugmentoit d'autant plus, 
qu'il le croyoit moins fofceptiWe do 
ceDe-là. 

Cependant la morale du Comte 
Je relâcfaoit de fa Sévérité à mefune 
fie Citiane fiatérefibk davantage $ 



*74 
mrô il ne s'en apperçevoit pa* i ou 

il imputoit cet effet à fa pitié, L'ami- 
tié çtoit le texte ordinaire de leur* 
cçnverfations. Tirez-moi d'un doute 
lu^dit un jour la Marquife ; n'y a-t-U 
pas plufieurs. sfpéces^d'amitiés ? il 
in* p&roît que celle que j'aurais, pour 
une femflpe np feroit pa3 exaâeaxent 
femblable à, ce que je fentirois pour 
un homme* L'âge , le caraftere , & 
peut-êtrç mêpie laperfqnne mettent, 
félon moi, quelque^ différences dans 
cette paiCoru. Pans ce fèntLpient > 
s'il .vous plaît ^ 4ftJ e Comte en la 
revenant. —4 4PS e ^ z ^ e comme 
vous voudrez.; je qç m'embarraffe 
pas du mot ; ma qtjeûion roule fur 
la chofe même. , &. jjç, yw pwe des 
m'aidec à Ja défiai f! Ma4am^ n lui . 
répondit- il avec embarras*, Pajni#é , 
dok être conûqléf ée çonuft? ua fçi>- 
tîment toujours calme , y toujours fe— 
reiA , qui, oceppq 1^ * Ifry&îôé* , 






imisr qui ût la tfouWe point ; été 
nea* fiât p*éÉfrerifiîe përfoiwe à 
unèraotré ,-fens qtrïï réfufte aucune 
paffiort y aucune inquiétude de cette 
préférence ; Page , fe.caraflere , la 
figure y lefexemême-, ne peuvent/ 
étfeodre ta» bagnes defamkié ; fi elfe 
les paffofr , ce flômrte lûr cohvieri- r 
droit plus, i— Vous êtes très - févere 
dans v&s définitions ; eh bien, fa- 
vois toujours £enfé que le domaine 
de T*mkié étok plus étendu ; je la ' 
croyois fufceptible d'inquiétude , * 
d'fopattèhcfe , <*e troûblfe même ; 
cas' pourquoi Kabfencè'd'un ami ne \ 
tmubleroit -elle pas notre tranquiU ' 
lité ? pourquoi la crainte de le voir 
pttfc froid & moins tendre ne nous 
doàtfitttdh-eUé pas des inquiétudes ? " 
pourquoi;.. Ce* cjueftions font très- 
natureltes, interrompit le Comte , * 
& je vous en aurois fait dépareilles , 
fi-yotts- ne^ m'aviez pas prévenu. Son » : 

Mvj 



vj6 
cœur l'emportait arofi plus, loin que- 
la volonté- ; fes chaîne* fe reflfer- 
roient tous les jours , & il imagi» 
noit encore qu'il étoit libre ;. quant 
à Céliane , elle Tétoit réellement & 
croyoit ne Titre plus. Il felloit qu'elle 
s'occupât de quelque chofe , tétoit 
une nécvflité pour elle ; cette nécc£ 
fité avoit beaucoup de part à l'inté- 
rêt qu'elle prenoit au Comte ; & 
l'intérêt que celui-ci prenoit à elle , 
étoit uniquement l'effet de fe* char» 
mes» 

Il étoit cependant vrai que Ce- 
Eane commençoit à trou ver fàfoii- 
tude plus agréable , & que Dorfignr 
feul caufoit ce changement ; elle otfr» 
blioit qu'il y eut d'autres fociétéa 
dans le monde. Elle n'ofoit interro- 
ger ïon cœur , de crainte d'y troifc» 
yer des fentimens trop tendres, • 

Pendant qu'elle étoit dans ces>dt£» 
pO&ions, le vicia Marçû» ta tfl*? 



porté par un accès de goutte r fis 
veuve fe cotiduifit avec beaucoup de 
décence ; tous ceux que le défont 
avoir éloignés fongerenf i fe rap- 
procher ; Dorfigni en conçut quel* 
quedéplaifir ; Célianes'eirapperçûr 
& ne s'en offenfa point. Un peu de 
jakmfie dans un homme qui n 9 a pa* 
plus de trente ans ne peut jamais dé- 
plaire ; elle annonce de Tàmour ; ôt 
Ton ne méjprife gueres Ftaiourd'im« 
jeune^bomme , quand onr a foufieit 
celui d'un vieillard. Je puis enfin cé- 
der à mon penchant , difoît elle ; 2 ; 
augmentera fin» doute- ; je fins là 
maîtreffe de mes aâions , & je penfc 
déjà que je dois à- Dorfigni le facro* 
fiée de ma liberté. 

Ce qui fc pafloit dfens Pâme èct 
Comte étoit un peu différent, le ne 
voudrais pas Être l'amant de Céliane,, 
dîfoit-il , mai? je fuis certainement 
feo ami» L'amitié à fe* devoirs ainft 



17* 
(es droits ; elle m'impofe l'obli- 
gation de défendre te Marquife de 
certains dangers auxquels échappe 
rarement une femme* de fon âge &. . 
de fa beauté , quand elle eft aban- 
donnée à elle même. le dois furrout 
la préferv^r des ennuis de la feB- 
tujle ; çatf «ne jeune femme qui fe 
laffede ljt retraite ., la quitte, quel- 
quefois avec un empteflement qui la 
précipite dafls une diffipatioiv ex* 
tr$me &t toujours dangereuse. Je 
dois, dqnc lui tenir moi-même Une > 
compagnie ,fidele 3 & teniih en» tf)§~:, 
meitems tput-l§ jefte dans J'éloigne- „ 
ment. 

En conféquence de; cette réflexion, , 
il devint plus affidu qu^jatijais. Tous \ 
ceux qu'il: qcartoiti s'en* plaignirent^ 
& ne manquèrent pas, de mêler à ? 
leurs plaiptes quelques traits fatyri- r 
ques. Le Comte ,, qui» ne quittpit pas ■ 
Cpliane^ ^eubauQUûe; çaûnoiû»c^ . 



*7^ 
de leurs difcours , ni de leurs pla*-» 

fanteries ; il ne foupçonna pas même 
qu'il eût pu. y donner Heu. te bruit? 
en vint enfin aux oreilles de la Mar- 
quife. Ces* propos ne fignifient rien y 
s'écria-t-elle ; le monde eu oifif , il 
s'amufe , puis-je l'en empêcher ? on 
envie Dorfigni,, parce que je le pré- 
fère : tant mieux , je ferois mortifiée 
fi (on bonheur ne faifoit point de 
jaloux. 

Àuqun n'en parut plus piqué que 
le Chevalier d'Àrcyt c'étoit un jeune 
Gentilhomme dont la fortune çtoit 
médiocre , & la perfonne très-agréa- 
ble ; voifin de Céliane , il avoit for- 
mé des defleins fur elle ayant même 
qu'elle fut veuve j depuis qu'elle Pé- 
trit , il s'étoit flatté d'avoir un fa* . 
c\\f accès auprès d'elle : ce ne hit pas . 
fans chagrin & fans reflfentiment qu'il 
f<; vit trompé dans fon attente ; il ne 
{% rebuta cegcndaat point s la, poli*. 



feffe ne permettait pas de refofer 
toujours fes vifites ; if fe pf opbfa 
die profiter de ta première- qu'on 
daignferoit recevoir ; fa perfév& 
rance lui fit bientôt obtenir cette fa- 
veur. Il traitoh Famour comme il l'é» 
prouvoit , c*cff à-cErtf ,avec légèreté ; 
il ne cherchent pas des détours dans 
fes déclarations. Je vous jure , Ma- 
dame , dit-il à la Marquife , que rien 
ne m 9 a caufé plus de joie que votre 
veuvage ; c'èft un coup du Ciel en 
ma faveur* — * ne conçois pas , 
Monfieur , comment U perte que 
j'ai faite , peut vous ittG avanta- 
geufe. — - Eft-ce que vous ne m'a»» 
tendez pas ? rien n'eft plus clair ce- 
pendant ; je vous aime : il eft tout 
fimple que le Marquis »*âtt déplu $ 
s v d s*éto*t conduit comme les ao- 
rtes , il aurait été fupportafefe autant 
que le font tous les maris ; mais il 
mus retenott dans Fohfcurité ; il 



^*us déroboît aux yeux de tous les 
homme* ; il exerçoit fur vous une 
tyrannie fans exemple. — Fai âa 
&ns doute refpeâer (es volontés & 
in f y foumettre ; je rfai point trouvé 
ma retraite pénible. — Je fais que 
vous n'étiez pas dans une folitude 
abfolue ; mais le pfcilofophe Dorfi- 
gni étok ail alpins aufli froid , àuffi 
ennuyeux qu un mari* On dît que 
Vous êtes réfôfae de vous borner à 
fe compagnie tèn vérité, Madame, 
c'eft-être très* près de n'en point 
avoir du tout , à moins que vos 
yeux n'ayent fait un miracle. Je ne 
doute point de leur pouvoir ; mail 

ta maniéré de voir eft 6 différente de 
la nôtre? .• 

L'arrivée (Je Dorfîgni interrompit 
le Chevalier ; Se prévint la réponfe 
que Céiiane altoit lui faire ; d'Arcy % 
qui l'avoit connu à l'armée-, tâcha 
de renouer leur ancienne liaifonj 



cnvaîn il employai la polkeffe il 
les prévenances les plus flatteiifes : 
Dorfigni n'y répondît qu'avec beat** 
coup de réferve & de froideur. Cé- 
Hane prétexta qt^Lques affaires poùt 
fortir -; le Chevalier voulut inutile» 
jnent lui periuadèr de les renvoyer à 
un autre moment ; le Comte démon* 
tra qu'elles épient trop mpOnânte* 
pour les fltffiéri&r ; il crut %'appercr» 
voir qu'elle fe re^iroke&fimpaf çonv 
plaifance poar hii , plutôt que pat 
mépris pour le- Chevalier* 

En. vérité; s'écria celui-ci , quand 
Us fwrenr feuls , elle forme tuae ré* 
folution admirable* Une femme- de 
(on âge s'enterrer ainil toute vive h 
mais vous , Moniteur , continua-t-il* 
çn s'adreflant à Dorfigni , quelles 
(ont vos vues pour jouer ainfi le 
rôle d'un amant jaloux ? av^z-voua 
çnvie d'être le héros de quelque Ro~ 
ifcan , ou voulez-vous élever U 



i*3 

Muqrife à la dignité d'héroïne ? — 
le ne fuis pas fon amant , répondît 
froidement le comte ; je n'afpirc 
point à figurer dans un Roman , &C 
je ferois fâché qu'on prit aucune li* 
herté de cette efpece avec la Mar- 
quife. — Je ne le ferois pas moins 
que vous ; {a réputation m'eft chère , 
& je m'en déclare d'avance le Che* 
yalier. — Et pour quelle raifon , s'il 
vous plaît ? -i— n'en - ai - jç pas le 
droit ? vous êtes feulement fon ami r 
& je prétends être quelque choie 
4e plus. — Il vous eft permis d'y 
prétendre , mais il n'eft pas facile 
de réuffir, •— - C'eft ce que nous ver~ 
rons ; je compte même fur vos bons 
offices.— Chevalier!... — Vous ne- 
pouvez me les refufer. — En vérité* 
votre confiance ne pQuvoit être plus 
mal placée ; je ne me fens aucun ta* 
lent pour ces fortes de négocia- 
tions* «—* Eh bien , je vous çondiâ» 



nri ; j'ai déjà réttffi dans des entrer 
prîfes également difficiles , & je ne 
doute point de venir à bout de celle- 
ci ; croyci moi > je vous en rendrai 
bon compter 

Céliane fe renferma dans fon ap- 
partement jufqu'au départ du Che- 
valier ; mats elle ne put s'empêcher - 
de s'accirfer d^mpolitefle. Cependant' 
difoit-elle, fi j'avais témoigné plu» 
d'égards à d'Àrcy , f auroïs caufè de 
l'inquiétude à Dorfigni , & puifque 
je Faime,f aurois eu tort de lui faire 
de la peine. Quoique je ne fois pas 
amoureux de Céliane , difoit de fou 
côté Dorfigni 9 je dois la fauver du 
danger de fe fier trop avec un hom- 
me auffi frivole , auffi inconféquent 
que le CheviKer. L'amitié l'exige 
fans doute de moi , & je ne m'écar- 
terai pas d'un devoir fi facré de l'a- 
mitié . 

D'Arcy toujours occupé de fes 



*«5 

«ïdfeîns , écrivit le même jour ce 

billet à Céiiane* « Condamner l'a- 
» mour au filence (5c à Tinaâion f 
» c'eft eue ttop féverjp ; des ordres 
» femhlabks ne foat jamais exécu- 
» tés ; je vous défobéis & je vous 
»> défobéirai tant que vous ferez in- 
» jufte. Pouquoi n'exçrçez-ypus pas 
s» votije tyrannie fiir quelqu'autre ? 
» £4&ojde witié de Dorfigni , par 
*> exemple , hti peiftettia facilement 
n d'obéir ; mais l'amour qui brûle 
» au fond de mon cœur me rendra 
m toujours rebelle », 

.Ce billet fournit & Q&ane um 
ttowea* fujet de réflexions^ Suppo- 
finis , dit-elle 9 que les foins que 
me rend Dorfigni , ne Ment que de 
l'amitié ; l'amitié , à la vérité , eft 
quelque chofe ; mais l'amour exige 
4e Fapicmr , là a'auroit pas contenu 
qu'il m'eàt déclaré fes fentimens' 

pendam ta vie du Marquis ; nàis^ 



iS6 
prêtent , tt fe$ fentimens font con- 
formes aux miens , cette déclaration 
eft néceflaire,il faut qu'il s'explique ; 
cette lettré me fournira les moyens 
de le pénétrer. À ces mots , elle alla 
àudevant de lui,& hii remit lé bHIef 
entre les mains* 

Dorfigni ne put cacher hn trou* 
h\e &fon embarras en le lifant Que 
dites-^ous de cela , Monfieur , M 
demanda Céliane,avéc un air de né- 
gligence & de défintéreffefnent fr ré- 
pondrai- je à cette lettre ^ & fi fy 
répdnds , que dfrâi )ef • — C'eft vo- 
tre cœur & non le njien que vous 
dëvet cqhïulter* — Oh , mon cœur 
a déjà' décide , t'eû ftfon jugemefit 
qui efl en fufpens.' , • Vous avez eu 
fins doute unie. explication avec cFAr- 
ty ? — Une explication , Mad*- 
^iiel — Eh f oui /quelque ch©*^ 
Rapprochant au moins : ifeft ïmpof* 

Û& <$& n'ait pas : cherché à : pébé-î 



fflèr Fefpèce tf intérêt que vous pou- 
vez prendre & fe demande Et ne 

croyet-vous pas atiffi que j' a i du le 
«hotâr pour mon Confident ?-:- Je 
ne vous dit pas « e 1 â ; ftjtfjsïl^ft cer- 
tains cfaofefr fer fc%ell« o» petit 
s\fclaircir-fans chaleur j le Chevalier 
a pu craindre de trouver eft vous m 
©bûacle,, & «'être dêtérmihéà m^ 
«iife dans ï'opînbft qtfevbufcnedéJ 

ïfcqui peut vous avoteditTela >Ui. 
t» lettre. 'que vous veaeft 'de 1$t+; 
•lkefta%pofitive,c« «nereèrtble.— 
Cette lettre, Madame / peut vou* 
è»:impeifcr .à 'phw'tfaii'^afds'i-u. Je 
«eidajs.dànepâ» i y r «p0rtdrft .^.#0 
pen&t taucompaiM . ^ v<ms '• le : àéH 
vez, -—. Eh bien:; -voyez donc ce que 
je lui dkab^Cetpffl vous plaira f 
Moearae;^M;wtënkîfc<vW, Nfè$i> 
ûtaty que eétte rfewrttilrté'éft'ïrèi»* 
ivjutienfe.iuto.ij^iat^u »ottt :! M*! 



4. . - 



fttt 

jame 5 «être intérêt ûe doit point 
nous rendre injuftesi 3 eft vrai que 
le votre... — - Eh bien , qu'enten- 
dez-vous par le mien ? — Le votre, 
dans cette occafion , vous preficrira 
une conduite qi*e je ne crois pas 
avoir le droit dtataminer. — -£n vi- 
thé 9 JMonfieur , je voudrais- bien 
povrour vous cntçndre ;... il faut fe 
décider enfin ; répoftdrar-je à jU Jet- 
tte de «PÀacjr . feulement par >moa & 
fence ? •_» J*e filence , Madame eft 
(ouvert .wê aveu. — Je lui écrirai 
donc, & cela ne fera pas plus long- 
tem^ différé. 

' Non? verrons bientôt,, dit -en lut 
même Porfigni , xpi?dlc fera fa ré- 
ponfe iMê fdpetc qu'elle me la 
communiquera i la curiolité de IV 
mtfié eft certainement xxcu&ble. Le 
doigte Àc l'inquiétude agitèrent ion 
ame pendant font le reûe du jour Ce 
Umfc fttvante. Le lendemain il ne 



289 

lut pas plus tranquille. Célîane le 
trouvoit dans une fituation à-peu-près 
ferablable ; elle étoit bien réfolue de 
iatisfaire Dorfigni & de refufer le 
Chevalier ; mais le choix des expref- 
fions dont elle devoit fe fervir l'em- 
harraflbit ; elle penfoit qu'il feroit 
malhonnête de répondre durement 
à une lettreçtgndre. Elle revoit en- 
core 9 lorfquç le Comte entra dans 
fon cabinçt. Eh bien , Madame , lui 
dit-il , la lettre eft elle écrite ? le 
Chevalier fait- il à quoi s'en tenir ?— 
Non , mais il leî faura bientôt. -— 
Cette incertitude eft une faveur. — 
U n'en jouira pas longtems. — - Cela 
eft vrai , mais il en jouit encore. Ce- 
liane ne répondit pas & écrivit fur le 
champ ce qui fuit. 

» Pourquoi , Monfieur , exigez* 
» vous une nouvelle explication ï 
»vou$ auriez pu vous en tenir à 
» la première ; vous a-t-elle parue 



*9° 

9) équivoque ? il faut donc que je 
» m'explique mieux. Souffrez que j* 
» vous prie de m'épargner vos afit- 
» duités à l'avenir ; il n'eft pas eu 
» mon pouvoir d'y répondre ». 

Je penfe 9 dit alors Céliane , que 
ce que je viens d'écrire fuffir. Le 
£omte lut le billet & n'en fat pas 
content ; il trouvoit qu'il difoit trop 
& trop peu. — Je pafferai fur la 
première phrafe , quoique je la 
trouve trop ingémeufe , trop indé- 
cife , & moins l'expreffion du re- 
proche que de. l'approbation. —* 
Vous me permettrez de n'être pas 
de cet avis , û j'avois prétendu dire 
à d'Arcy que fa paffion eft approu* 
vée , j'aurois aifément trouvé d'au- 
tres termes. — Cela eft vrai ; mail 
vous auriez pu dans ce c?$ , vous 
fervir auffî des mêmes. Je vais con* 
tinuer»*. Fous auru^pa vous pi nràr 
à U pttmkrt txplicadùu. Ne. vau* 



2£I 

ilroït-H pas mieux mettre , vous au» 
jiei du. —~ Si vous le croyez ainfi , 
.faites cette correâioo. — Vous dites 
enfiiite : Il faut donc que je rn explique 
mieux* Il faut donc ! ces mots mar- 
quent quelque ebofe de contraint. 
Suppofons que vous enfliez dit : Je 
m explique rnicfix u^préfent 9 cela ne 
vous fembLeroit-il pas plus libre 9 
plus expreiCf ? — Comme vous le 
voudrez. <*»- Souffre^ que je vous prie 
de rn épargner vus affiduitls. Je n'ap- 
prouve point cette prière. Souffre^ 
que jemvous prie ! cela manque de 
force. La phrafe par laquelle vous 
imiflez : 11 neji pas en mon pouvoir 
£y répondu 9 femble laiffer l'efpé- 
rance d'une poffibilité à venir 9 & il 
l'interprétera sûrement de cette ma- 
nière. *~ Mais que voulez-vous donc 
jque je mette à la place ? — Je ne 
preferis rien , je me contente de 
donner mon avis quand on le de- 

Nij 



*9* 
mande... peut-être il feroït mieux de 

iui marquer positivement queTefpé- 
rance lui eft fermée pour jamais. — 
Très-bien , Monfieur , répondit Ce- 
liane , vous allez être fatisfait , & 
fur le champ , elle fit tous ces chan- 
ge mens à fon billet. 

Il faut avouer , dit Dorfigni quand 
il fut feul , qu'un ami tel que moi 
eft d'un grand avantage pour une 
veuve de vingt ans. De combien de 
faux pas il peut la préferver ! je re- 
doublerai de diligence & de foins , 
6c jamais je ne me relâcherai des 
devoirs de l'amitié. De fon côté , 
Céliane raifonnoit ainfi en elle-même: 
Enfin tous mes doutes font levés; 
mon bon ami Dorfigni eft fans doute 
mon àmantj& ce qu'il y a de mieux, 
c'eft qu'il eft jaloux ; mais n'étend-il 
pas fes droits un peu loin ? mon bil- 
let n'eft-ii pas trop dur ? que dira le 
pauvre Chevalier ? sûrement il n'eu 



pas néceflaire que nous maltraitions 
tous ceux qui ont de l'amour pour 
nous. Mais enfin j'aime Dorfigni ; 
cette févérité doit me paroître aifée , 
& je dois l'employer puifqu'il le 
defire. 

. Ce billet cependant , tout féyere 
qu'il étoit , ne défefpéra pas d'Arcy , 
quoiqu'il mortifiât beaucoup fon 
amour propre. Il s'en vengea par 
quelques plaifanteries un peu ameres , 
qui furent rapportées à Dorfigni par 
un conteur officieux , avec plufieurs 
couplets dont il n'étokt pas l'auteur. 
Le Comte rendit le Chevalier ref- 
ponfable des unes & des autres. 
Ceux , difoit-il , qui fe réjouiffent 
aux dépens de la Marquîfe , ne font 
pas tous fes amans ; d'Arcy l'eu ; il 
ne prend la liberté d'en médire que 
parce qu'elle a rejette fes vœux ; il 
parle , il parlera-, il fera parler les 
autres i il faut abfolument lui impo^ 

Niij 



194 
fer filcnce ; après cela le f efte ne 

tardera pas à fe taire. Je ne lui donne 
point la préférence dans cette occa- 
fion , parce que )* me regarde com-; 
me fon rival ; grâce au Ciel , je ne 
fuis que l'ami de Céliane ; & un ami 
doit certainement châtier un amant 
infolent qui là calomnie. 

Pendant qu'il faifoit ce rayonne- 
ment , il avôit pris le chemin du 
Château de d'Àrcy. Le Chevalier 
vint au devant de lui avec beaucoup 
de franchife & de gaieté; Quel mira? 
cle , s'écria-t-îl î c'eft vous , Comte ! 
vous avex pu quitter Céfiane , vous 
réfoudre à vous en éloigner pour 
venir julqu'ici ! fur mon honneur ; 
je regarde le facrifice que vous mé 
faites , comme une marque de la 
plus haute diftmôion.* — ^ Il n'y a 
point de facrifice danS cette occa- 
fïôn ; j'ai quitté CéKatie dans l'uni* 
que deflein de la fervir , & de tirer 



*9S 
vengeance de certains propos har- 

& & injurieux* -•— - In j uncux ! on 
dit peut-être quelle vous aime ?... le 
grand malheur ! fuppofons qu'il fût 
queftion d'un traité d'amour honnête 
entre elle & moi ; que pourrais - je 
trouver , qwe pourroit-eile trouver 
elle-même de défagréable dans les 
propos qu'on en tiendroit } heureux 
Comte ! jouiflez de Vôtre bonheur*, 
& ne vous en plaignez pas ; je vou- 
drais bien être le héros de l'hif- 
foire ! — Et moi , je ne fonge qu'à 
punir l'hiftorien. — Peut - on vous 
demander quelle eft la viôime qu'a 
choifi votre zèle ? — Vous. — 
Moi ! vous croyez peur- être que 
c'eft une chofe aifée. — C'eft ce 
que nous verrons dans finftant. — 
De tout mon cœur j mais une mi- 
nute de plus ou de moins n'eft pas de 
conféquence ; voulez- vous entrer & 
Tous rafraîchir auparavant ? — • Je 

Niv 



196 
ite fuis venu que pour chercher la 
vengeance» — ■* Allons donc , & 
{atisfaites - la du mieux que vous 
pourrez. 

Le Comte étoit à cheval ; d'Àrcy 
y fut bientôt ; ils fortirent enfem- 
fele & fe rendirent dans un petit 
boi$ peu éloigné. Ils jugèrent à pro- 
pos de fe fervir de leurs piftolets ; 
l'affaire ne fut pas longue : au pre- 
mier coup de feu , Dorfigni reçut 
une balle dans la cuifle , le Che» 
valier une autre dans l'épaule , & ils 
fe trouvèrent hors de comhat Le 
bruit des piftolets attira un des 
gardes- chafles du dernier ; il prêta 
aux deux héros bleffés toute Paffif- 
tance dont il étoit capable. Par ma 
foi , Monfieur , dit le Chevalier à 
fon adverfaire , nous fommes tous 
deux plus heureux que fages ; confo* 
lons-nous de cette fottile ; auffi bien 
faudroit-il la faire y fi elle n'étoit pas 



«97 
fiutfe* ? je fuis ravi de voir que vous 

étés feulement bteffé; je ne fuis pas 
moi-même dans un plus granddanger; 
vous êtes très-éloigné de votre mai* 
ion ; vous ne pouvez vous y rendre, 
ni aller chez la Marquife fans beau- 
coup de peine & quelque péril ; ve- 
nez chez moi , je vous en prie fran- 
chement ; vous me feriez la même 
proportion dans un pareil cas , & je 
l'accepterais fanshéfiter. — Je n'hé- 
fiterois pas non plus ; mais. Céliane 
n'a pas le moindre foupçôn... — - Ob 
elle fera bientôt inûruite, -— Cela 
eft vrai , mais.,. — Venez , venez y 
je vois le motif de votre répugnance , 
vous avez peur de me voir partager 
les vifites que Vous fera Céliane y 
mais je vous mettrai, à votre arfe ç 
elle me croira abfent ; on hn dira 
que je fuis ici près dans un hermi- 
tage , & elle fera par-là difpenfée de 
ce&p<ajiteffes qu'elle croiroit ne pou^ 






29$ 

voir refufcr au maître de la maflbn; 
Rien de plus honnête y ni de plus 
généreux , répondit Dorfigni avec 
quelque confiifion j vous obligerez 
la Marquife > & cela fera plus décent ; 
vous n'ignorez pas que c'eû par ce 
feul motif que mon amitié y prend 
intérêt* — Je ne fais fi vous vous 
abufez vous même ; mais vous ne me 
tromperez pas davantage ; vous ne 
me perfuadereE point que vous n'a- 
vez d'autre attachement pour Céliane 
que celui d'un ami ; Dieu me pré- 
serve d'un amour femblable à votre 
amitié ! 

Céliane fut très-furprife de rece- 
voir une lettre de Dorfigtbi datée du 
Château de d'Arcy. Le Comte ne lin 
marquoit pas les raifons qui l'y re- 
tenoient ; il fe contentott de lui dire 
qu'il feroit forcé d'y paffer quelques 
{Durs. Elle s'y rendit auflïtôt accom~ 
gagnée «fcw vieux parent qui de- 



*99 

mettrait avec elle depuis la mort de 

fon mari * elle apprit bientôt ce que 
c'étoit que l'accident qui retenoit fou 
ami. Elle ne concevok pas comment 
il avoit pu fe porter à ces extrémités ; 
elle lui fit de tendres reproches d'a- 
voir ainfi expofé fa vie. Dorfigni 
prétendit avoir rempli un devoir que 
l'honneur & l'amitié rendoierit in- 
difpenfable. Mais enfin , lui dit-elle 9 
je fuis fâchée que vous ayez préféré 
de vous faite tranfporter ici plutôt 
que chez vous où chez moi ; comptez- 
vous y relier encore longtems î — 
Le moins que je pourrai. — Il faut 
prendre garde qu'un départ trop 
précipité ne nuife à votre fanté. — 
Je ne fuis pas en danger... d'ailleurs iï 
ne conviendroit pas que vous vinflïez 
fouvent dans cette maifon. — Je ne- 
vois pas la raifon qui pourrait m'en 
empêcher ; la bleffure du Chevalier 
levé toutes les difficultés^-— Qttoè 



vous avez déjà découvert qu'il eft 
ici ! "J— Pourroit-il n'y pas être î — 
C'eft ce que nous faurons tçut-à- 
Fheure ; je vais fonner. — Cela eft 
inutile ; je n'ai pas envie de m'en in- 
former ; voudriez - vous que )fi lui 
fiffe une vifite ? — Je ne crois pas 
qu'un compliment qu'on lui doit y 
rende cette vifite nécëflaire* Dorfi- 
gni fonna ; un valet vint % il l'envoya 
demander,de la part de la Marquife , 
fi le Chevalier étoit vifible ; on ap- 
porta pour réponfe qu'il étoit dans 
lTiermitage voifin. Il tenok ainfi la 
parole qu'il avoit donnée y & le 
Comte dans ce meffage avoit voulu 
lavoir s'il la tiendrait. 

En vérité ce procédé eft fort bon» 
nête r dit-il lorfqu'il fut feu! ; d'Ârcy 
me paroît fincere ; mais je me gar- 
derai bien de le mettre longtems à 
cette épreuve. Sa blefinre cependant 
me lui gérant pas de partir fitôt* 



joï 

quoiqu'elle ne fiât pas dangéfeafej 
elle Pincommodoït beaucoup; Ce- 
liane continua de le vifiter : fa pré- 
fence le charmoit ; mais il ne gouw 
toit pas un plaifir piir , parce qu'il 
fe déficit toujours du- Chevalier. Ce- 
lui-ci s'apperçuç de fon inquiétude y 
& pour la diffiper entièrement , il 
fe retira en effet à Phermitage où il 
feifoit dire auparavant qu'il étoifc 

D'Arcy aimoit-il ? non affu rément; 
ion premier plan avoit été de faire 
la conquête de la Marqnife. C'étoit 
plutôt un projet de vanité que de ' 
paffion ; cette vanité venoit de chan- 
ger d'objet ; elle fe&ifoit une affaire 
de féconder le philofophe* 

Quelque tems après le Comte fur 
expofé à de nouvelles peines.; la 
Marqmfe ait obligée de quitter la 
campagne ; un procès de la plus: 
grande importance exigeoit fa pré- 
feace à Paris j lesplaifirs de la cap*» 



taie font fi attrayans qu'elle fut en- 
chantée d'avoir une fi bonne raifon 
de les y aller chercher. Dorfigni au- 
roit bien voulu pouvoir détourner ce 
voyage ; mais il s'agiffoit de la meil- 
leure partie de la fortune de Céliahe. 
Il étoit parfaitement guéri de fa blef- 
fure ; il pouvoit accompagner la 
Marquife ; il avoit de la peine à s'y 
réfoudre. Il y avoit quelques années 
qu'il étoit forti de Paris ; il avoit 
juré publiquement qu'il n'y revien- 
droit jamais ; que ne diroit-on point 
de fon retour ? Mais d'un antre côté 
comment laifleroit-il Céliane expo» 
fée à mille dangers dans- le féjour 
même de la diffipation & de la fri- 
volité ! combien de pièges ne lui 
tendroit-on pas } combien de détours 
la flatterie alloh employer pour la 
féduire i & comment feule , fans ex* 
périence & fan» fon ami éviteroit- 
die les uns , fie réfifleroit - elle au» 



.autres ? pouvoit-il fongtr à 1 abaiv 
donner dans ces circonftanccs } L'a- 
bandonner ,. s'éciioh le Comte avec 
chaleur ! ce feroit la trahir ; ce ferait 
creufer te précipice qui Couvrira 
fous fes pas , & . dans lequel elle 
tombera fais doute , fi je ne Yen 
garantis par mes cortfeils & furtojit 
par ma préfence ; il faut que je la 
fui ve fans m'embarratfer des imper- 
tinences que diront- le&'fot* & le* 
écervelés. L'amour propre , il eft 
vrai , s*ëfcve cpiftife'4e defiein ; 
niais quand l'amitié • parte , Tamour 
propre $afc fe taire. 

H vola fur le champ chez la Mar- 
quHe , qm fe, préparait â (on départ. 
Vous le voulez,: lui dît-il"^ & je m'y 
réfouds.À quoi r lui demanda- t-ellé 
naïvement ? ■ •— À véus accompa- 
gner à Paris* — À m'aécompagner l 
cela t& éhçrmant !* de tout mon 
toeuiv ~ Ma ïéfolutlon yèus dd~ 



*° 4 

ptaît-élle ? vous l'approuvez fi fhjï- 
dément,.. — - Point du tout, elle 
me ravit ; & je vous aurois prié de 
la prendre fi je rfavois pas connu 
toute votre averfion pour cette 
grande Ville» «— • Je ne fuis point en* 
core reconcilié avec elle ; mais je 
vous facrifie facilement mon dégoût 
pendant quelques mois ; car j'efpere 
que vous n'exigerez pas que je m'y 
établtffe tout-à-ffùt* : . 
: hà vérité étoit qiae la Marquife 
n'exigeoit rien ; elle ferôit partie 
feule fans aucun chagrin ; & elle 
n'auroit pas voulu avoir à fe repro» 
cher d'avoir fait violence à Dorfignn 
Car enfin , difqit-el]e , ne peut-on 
pas s'aimer; fans fe tyraomfer. Si 
Paris déplaît au Comte , il peut 
refier à la campagne ; je n'exigerai 
jamais de mon amant des facrifices 
pénibles j.& je fens qu'ily a diiplaifir 
à les refufer. Tous deux étoieaf 



3 °* 

aînfi la dupe de leurs fentimens ; ib 
attribuoient à l'amour & à Pindiffé- 
rence des effets qui font toujours 
oppofés à ceux de Tune & de l'autre* 

Un fécond motif engageoit encore 
le Comte à fuivrtf la Marquife ; le 
Chevalier ne dey oit pas tasder à fe 
rendre à Paris,où il alloit paffer tous 
les hyvers ; il craignoit que ion amour 
ne fè rallumât. Qui fait , difoit-il , 
s'il ne fe fera point aimer ? la fortune 
a tes revers & fes retours. Mon ami- 
tié a préfervé la Marquife d'une liai- 
ion trop dangéreufe avec un homme 
qui n'eft pas digne d'elle ; & fans 
doute elle doit l'en défendre encore* 

Céliane ne fut pas plutôt arrivée 
dans la Capitale,qu'elle s'y fentit ani- 
mée d'une nouvelle vie ; il auroit 
été ridicule à Dorfigni de l'empêcher 
de fe montrer en public ; il avoit là 
plus forte envie de lui faire quelques 
repréfentations à ce fujet ; mais il ne 



jo6 
Fofa pas. La Marquife parcourut le* 
Épeôades & les promenades ; elle y 
parut dans tout l'éclat de fes char- 
ges , & fut l'objet de l'attentioit 
«nîrerfelle ; elle n'étoit connue de 
personne ; Dorflgni qui Pétait , fe 
woyoit * i^ns ceffe environné d'une* 
foule de petits maîtres très -gais , 
très-brillans , qui le tourmentoieht 
de leurs questions & de leurs raille- 
ries. Qui t'a donc reconcilié avec 
Fefpece humaine, lui demandait l'un l 
vous avez fait un joli choix , lui crioit 
un autre* Nous efpérons que cette 
Joëlle Dame vous rendra à la fociété + 
&: qu'en reconnoifîance , vous nous 
procurerez la fiennç. A tout cela r 
Dorfigni ne répondent point ou ré* 
pondoit très maL 

L'affaire qui avoit amené CéHane 
ctoit telle qu'elle l'aurok forcée de fe 
réffendre dans les fociétés T tyiand 
saême elle auroit y oui» vivre ignorée. 



B était difé de voir qu'elfe ne regard 
doit pas cette violence tomme une 
infortune» Elle faifoit beaucoup de 
vifites , & fut par conféquèm obli-» 
gée d'en recevoir. Parmi <œux qui 
s'emprefîbient à lui plaire , plufieurs 
trait oient l'amour comme le Cheva- 
lier. Ils n etoient pas daÀgèreu*>parcê 
qu'elle étoit perfuadée qu'ils ne fon- 
goient qu'à s'amufer eux-mêmes» Un 
feul paroiflbit agir fêrieufement j 
e'étoit Doricourt y jeune homme 
dont la perfbnne réûniffoit tous les 
avantages, qui peuvent plaine à «ne 
femme , & l'efpm ., les talens néceA* 
faires pour la féduire ; fes manières 
avoient tout le iwJHant de fon âge * 
& fes difeours toute la force du (en* 
tïmerrt ; on hri ttouvoit beaucoup 
de grâces & de gaieté , ians affeâa* 
fion& fans contrainte. R a voit trom- 
pé ptofienrs/ femmes , &VetoittoU* 
fours conduit d^is fes ruptures de 



jo8 
manière à conferver fou crédit , Si 
à fe faciliter de nouveaux engage- 
mens. Un de fes grands fecrets étoit 
de fe faire haïr après qu'il s'étoit fait 
aimer. Il n'épargnoit rien ponr par- 
venir à l'un & à l'autre , & toujours 
il réuffiffoit ; il en coutoit à fa va- 
nité ; mais il la facrifioit à fes pbi- 
firs. Les entreprifes les plus difficiles 
étaient celles qu'il tentoit de préfé- 
rence ; il ne fe feroit point adneffé à 
une femme qui n'eût pas mérité foii 
eftime ; Fart de paraître toujours 
trahi par celle qu'il trahiffoit , inté- 
réffoit en fa faveur ; on ne craignoit 
pas des infidélités de la part d'un 
homme qui n'en avoit été que la 
viâime. 

i Une conduite fr particulière & fi 
rare fixa néceffairement l'attention 
de la Marquife ; on peut , difoit-elle , 
fbufirir fans danger un hommage fi 

refpeâueux f Dorfigni étoit d'une au» 



tre opinion ; l'apparence dû refpeft 
i'allarmoit beaucoup plus que la té- 
mérité. Çéiiane , difoit-il , fera sûr- 
rement la dupe de cet artifice , fi 
mon amitié ne fupplée à fon manque 
d'expérience. En vérité , mon ami- 
tié- Ta fecourue jufqu'à prélent bien- 
à-propos ; fori affiftance, dans cette 
occafion , me paroît fut tout très- 
preflante. Il donna , en conféquence , 
à la Marquife plusieurs bons avis 
qu'elle jugea tout-à-fàit inutiles* H 
étok impoffible qu'elle vécut à Paris 
dans la même folitude qu'à la canv 
pagne : outre cela elle ne pouvoit 
refûfer les vifites de Doricourt ; il 
étoit le parent de plusieurs de {es 
Juges , & lié d'amitié avec fon Rap- 
porteur. Elle ne manqua pas de pefer 
fur cette raifon> Raflivez-vous , ajour 
ta-t-elle ; croyez-vous qu'il fuffife de 
dire des choies tendres , d'une ma- 
nière agréable pour faire de fimpreC- 



$10 

ftoa fer mon coeur ? — Hélas; Mad* 
«Berceuse qui préfumeot tant de leurs 
propres forces * font toujours bien 
près de leur chute* 

Une compagnie nombreuse arriva 
& les interrompit ; Céliane fut bien* 
tôt engagée dans une converfation 
avec Doricourt. On fe forme fouvent 
une feuffe idée d'une femme qui n'a 
point vécu à Plans > lui dit-elle ; la 
curiofité fixe un inftant l'attention 
fiir elle ; le plâifir de voir un vifage 
nouveau , le defir d'être le premier 
à l'introduire dans le monde , Fef« 
pérance qu'on a quelquefois de mé- 
riter des remeroemens de lafociété, 
toutes ces caufes \ concourent aux 
hommages paffagers qu'elle reçoit» 
La préférence que votre politefle 
me donne aujourd'hui , coule vrai- 
semblablement de la même fourcç * 
& ne tardera pas à cefler. Ah Mada- 
me, répondit Doricourt , quelle 



SU 

iftjofttce «fi ta votre ! daignez ai 

moins ne pas me confondre avec h 

foule des amans ; je n'ai de comma* 

avec eux que la jeunefie. Je ne fuis 

point fans principes ; f ofe dire que 

les miens ont toujours réglé ma cortr 

4uite. Je n'ai pas moins de confiance 

<jue dé fenfibilité 9 & les premier 

nœuds que j'ai formés me retiens 

droient encore , fi Ton avok attendu 

que je les euffe rompus. . . 

Voilà quelque . chofe d'extraof cti* 

naire ,. djt Céliane en elle-même. H 

me femble pourtant, Monfieur, ajout 

ta-t-elle , que vous concluez trop 

précipitament en faveur de votre 

confiance ; on vous a trompé 9 je le 

Veux \ cela prouve- t-il que vous nV 

vez jamais trompé. — La confe&cm 

que je fais prouve au moins que^ - 

préfère une vérité qui mortifie mop 

amour propre , à une faufleté qui 

le flatteroit, — Cela eft honnête 4 



tnais n'y a-t-il pfis un peu de polM- 
que dans <:et aveu ? — Elle ne ferait 
pas toujours bonne ; & quelquefois 
il feroit plus adroit de fe donner la 
réputation d'infidèle. - Vous croyez 
donc qu'il y a des femmes qui ne 
craignent point d'être trahies ? — 
l'en ai vues qui m'ont abandonné pour 
des volages qu'elles me préféraient. - 
Ne tomberiez - vous point dans l'er- 
reur fi commune aux jeunes • gens , 
qui prêtent à mon fexe des défauts 
qu'il n'a pas ? — Je ne parle que 
d'après mon expérience ; & fans 
doute elle eft bien douloureufe ; je 
n'ai jamais formé d'attachement par- 
ticulier qui ne fut fondé fur l'eftime; 
mais parmi les vertus que j'ai cher- 
chées fcrupuleufement , & qui dé- 
voient faire mon bonheur , je n'ai 
jamais trouvé la confiance. 

Il méritait d'être plus heureux , ; 
fe dit en foupirant Céliane : il n'eft 

pas 



3*3 

fàk capable d'en impofer ; fes atten- 
tions pour moi font reflet de la haute 
opinion qu'il a conçue de mon carac* 
f ere,& rien ne peut me flatter davan- 
tage. Ainfi, Monfieur , continua-freUe 
d'un air plus fat isfait après cette réfle- 
xion , c'efi le jugement qui conduit 
en vous l'amour ; cela je crois n'eft 
pas fort ordinaire. — Fen conviens. 
Madame , & je m'égarerois peut-être 
plus facilement, qu'un autre , fi je 
n'employois toutes les précautions 
poffibles pour prévenir ce malheur. 
Je ne me pardonnerais jamais d'ai- 
mer un objet qui ne le mériteroit pas. 
Votre beauté même m'atiroit ébloui 
fans me toucher , ou du moins j 9 au- 
tois évité ce danger par la fuite , fi 
die n'étoit pas jointe à une ame plus 
admirable encore. 

Pendant cette converfation Dori- 
Êourt avoit mis dans, fes regards une 
éloquence paffionnée qui prêtoit une 

O 



M 
I 



314 

nouvelle chaleur à fes dîftours. Cé- 
liane vouloit envain fe déguiïer qu'elle 
en fentoit toute la puiffance ; pour- 
quoi , s'icrioit * elle quelquefois f 
Dorfigni ne parle - 1 - il pas le même 
langage. Ce langage commencent à 
Vintéreffer ; & les fermons du Comte 
lui devenoient chaque jour plus fafti- 
dieux. Elle prend de l'humeur , difoit 
triftement Dorfigni ; je n'aurai pas 
fait encore deux remontrances que 
je ferai complettement haï. Je fens 
que mon amitié redoute cette haine ; 
&C cela eft très- naturel ; mais je crains 
davantage que Doricourt ne foit ai- 
mé... Que m'importe après tout qull 
le foit ? quelle raifon ai-je de m'en 
affliger ? fuis- je l'amant de Céliane? 
?flurément je ne le fuis point j ce- 
pendant je ne puis concevoir pour* 
cpioi je hais tous ceux qui le font. 
/ P'Arcy arriva précifément dans 
ces çirconftaçes ; û Dorfigni n'eut 



pas emdéja beaucoup dei ^chagrin ^ 
cet événement Jus en eut donne ; 
mais alors il lui fit plaifin II faut , dît- 
U,oppofer l'ancien amant au nouveau; 
il pourra caufer quelque diverfîon 
dans rame- ide la Marquife.; la divi- 
fidn affoib it les jfentimèns aufftbiea 
que l^r forcée : k;\ ; «*c. y 
< Le Chevalier ne fongeoit pas- à 
toir Céliane, $c il étoit très loin.de 
imaginer ! : cjuç Ae Omitteiui r même 
yiendrdit leieherctercQttcUe fut far 
&rprife quand! <4dB luiannooça jporfî- 
gni!? combien àugroeôtat-eUe quand 
Û l'entendit lui rappeiter l'amour qu'ifc 
avoir eu pour la Marquife , & l'invi- 
te* à lui rèadre Te* devtMts^Unrchan- 
ggm^m fi piptiiptine lui parut par 
«attire! ;'iU rtfol^iii'eo f ctaircir le 
rootïf ,• & fit au jGgmte placeurs 
queftions qui luiftruiûrent en partie 
4e «vqtf ii<defiro*t. PteKi de fe cou» 
faitafe,: 41, fis . fendit ctafeGéfianc* 



EHé-fut-trfo-tttMmce â fonî^toor^e 
revoir le Chevalier, &<fe le revoir 
préfenté par Edriignu Quelle révo- 
hltion étrange ,< dit-elle I ou Dorfi- 
gnin'eft plus jaloux, ou voilà un 
effet dé ;fa jaloufîe. H nV cependant 
aucun fujet d'en avoir ; cachons-lui 
mes foupçons ; jç^dois ces ménage* 
Aeas à un honupeique j'aime ; mais 
je fuis au défefpoir qu'il life fi mal 
au fond de mon coeur ; il y verroit 
^ue fi.jevfoufee Doricourç, c'eft que 
mbn .procès -m'y oblige , & que 
d'ailleurs , c'eft lui offrir un modèle 
en amour que jr voudrais bien cpfiÈ 

•; D'Arcy ^ècou^rit Wemôt que ie0 
vues de Doricourt aUoient auffi loto 
qu'il était poâîbk , & qu'il tfétôit 
pas bottine à- fe contenter <fêtf6 
Joufert. 11 avoit dé bonnes lumières 
ûtr ia^pedbnoe , fur fon cffitfàef* 
tefurtâtotiàiuté. Jfot te philosfaçhe, 



i\7 

di^il, a trouva ici tin mfiiédûvtA 
table ; il s'obûipc à cacfefer cexpftL 
fent ; & l'art dangereux de le- bien 
exprimer cft celui, de fon» rival; ea 
fait d'amour une ferame croit ocdi> 
rarement tout se qui eft fi bien ^x* 
primé. 

-, Doricourt fut inquiet de voir 
d'Ârcy reçu chez la Marquife ;ii 
prît quelques mefures pour le faire 
exclure ; mais il n'ofe pas donner le 
moindre ligne de fon intention , ni 
laifler échapper aucun mouveroeftt 
qui la décelât. D'Arcy,dans lé même 
tems , révoit aux moyens de ruiner 
les efpérances de Doricourt ; maïs 
{ans aucun itérée personnel ; il vo\u 
loit feulement éclairer Céliane , & 
forcer I?Qrfigni (à ^expliquer. 
/Pendant qufc Doorrcôtfrt attaquoit, 
^e coeur de lu Marquife,, il entrefer 
nojt une autre liaifon formée députe 
longtems avec une jeune veuve très- 

Oiij 



tonalité, que des r aifons particuliè- 
res retenofent à la campagne. Cette 
abfence qui le fevorifoit dans fei 
▼ues fur Céliane , l'empêcha de re- 
courir à fon expédient ordinaire, D 
ne vouloit pas rompre avec Tune fans 
être sûr de Pautre , il trouva plaifant 
de conduire les deux intrigues à la 
fois. La retraite de la Comteffe de 
Leftival , c'eft ainfi que fe nommoit 
la veuve ., n'étoit pas éloignée de la 
Capitale ; fon amant,qu'elle croyoit 
incapable de donner l'exemple de 
Finconftance, lui faifoitde fréquen- 
tes vifites ; il trouvoit toujours mille 
prétextes pour les abréger ; on en 
gémiffoit ; mais on cédoit. La tendre 
Leftival ne fe feroit pas permis un 
foupçon ; elle jugeoit de fa fincérité 
par la réputation qu'il avoit acquis 
d'être fincece. Tput confpiroit ainfi 
en faveur de Doricourt , la bonne 
foi de la Comteffe , l'humeur & la 



M9 

prévention de Dorfigni , les fenti- 

mens mêmes de la Marquife. Mais 
cPArcy n'entroit pas dans cet accord ; 
il s'étoit tracé un plan , & il le fjd— 
voit avec une confiance dont on ne 

* 

Pauroit pas jugé capable. La fortune 
le féconda. La Baronne de Lignerai,à 
laquelle il avoit offert fon cœur,étoit 
par hazard dans la plus étroite inti- 
mité avec Madame de Leftival. Celle* 
ci n'avoit point fait à fon amie un 
myftere de Pamour fecret de Dori- 
court , du retour donlt elle le payoit , 
ni de fes vifites. Ce que Madame de 
Leftival avoit dit à la Baronne , la 
Baronne ■ le dit à fon amant ; & le 
Chevalier réfolut auffitôt de le dire'' 
à la Marquife. Il préféra cependant 
de la rendre témoin de l'infidélité 
de Doricourt ; cela devoit produire 
une fcene plus frappante pour les 
parties intéreffées , & plus réjouit 
fente pour lui. * * 

Oiv 



310 

Il felloit commencer par lier la 
Baronne avec Céliane ; il alla trou- 
ver Dorfigni pour la lui propofer ; le 
pauvre Comte étoit tombé dans une 
mélancolie profonde qui Pavoit teW 
lement changé qu'il n'étoit plus re- 
connoiffable. Mon cher Philôfophey 
lui dit d'Arcy , vous pouffez votre 
fyftême trop loin ; je vous en prie , 
prenez de mes confeils ; vous vous 
en trouverez bien ; voyez , parlez , 
agiflez comme le refte des hommes j 
vous y rencontrerez de l'agrément. — 
Je n'en vois aucun dans ce qui eft 
ridicule. — Soit , Mais pourquoi 
vous taire , quand vous avez mille 
raifpns de parler ? — Je vous affiire 
que je n'ai rien à dire , — - Enfin 
vous fouhaitez d'être aimé , & vous 
ne faites rien pour l'être, — Qui 
vous a dit que j'aie jamais eu cette 
prétention ? — Ah , mon pauvre 
Comte ! pouvez * vous l'ignorer % 




3«* 
quand tout 1^ monde s'en apperçoîn 

St^ofcris'qifil n'en (bit rien, tant 
pis pogrVous , l'amour eft quelque 
chofe de très-agréable , & j'en fais 
aujourd'hui Theureufe expérience. — 
Jufte <îiel I vous êtes! aimé ! '...—- 
Oui le Baronne de Ltgtiêfai m*a fait' 
vâlr- tome fa tendreife , & j'y ré- 
pOftds fiiicéremtutv Quoi > vous êtes 
aimé de ta Baronne dé Lignerai , s'é- 
cria triftement Dorfijrii I cela eft 
bkfc malheureux ajouta - 1 - il en lui- 
«îéme £ ! Dôrfcotrft 'ne va plus trou- 
ver d'obftàcles; Édoutëz , reprit le 
Chevalier > la Baronne peut vous 
rendre un grand fervice ; fi vous le 
voulez , elle mettra fin à vos inquié- 
tudes, — Qu'entends- je ? elle pour- 
rait écarter ! . .V mais par quel 
moyen r — - VousJe faurez ; tout ce 
qte vous avez à faire c'eft de tâcher 
«te la lier avec la Marquife. — — De 
tout mofixeeur j mais f agis * abfokir 



ment fans intérêt. — - Oh <p#nt it 
vos intérêts , laiflez-çn le foin à la . 
Baronne & vous n'y perdrez pas. 

Les deux Dames ne tardèrent pas 
à fe rencontrer enfemble dajis une 
loge à Topé^a > par les foins du Che- 

valier : elles entrèrent en converfa- 

w 

tion , fe plurent /une; à l'autre , fe 
vifiterent & devinrent, inféparables. 
Doricourt connoiflbit très - peu la 
Baronne , & ignore* quelle connut 
Madame de.Lefl^i ; il ne fe con- 
traignit point devant elle/; il vit 
avec plaifir que d'Vçy lui était at- . 
taché , il fut charmé de ne plus 
craindre en lui un rival Quelque 
tems après il dit à Céiiane en pré* 
fence de Madame de Lignerai , qui . 
l'entendit , qu'une affaire inattendue '„ 
l'appelloit hors de Paris 8c l'y re- 
tiendroit plusieurs jours. La Baronne 
devina la caufe de cette abfence ; elle 
propofa à Céiiane . d'aller pafler le 



i 
/ 



tems à là campagne chei une de fes 
«nies ; le Chevalier dit qu'il feroit 

de la partie & fe réunit au Comte* 

»* * » 

pour déterminer la Marquife ; elle y 
oonfentit & le lendemain du départ i 
de Doricourt , on fe mit en voyage , 
& tout le monde arriva de bonne 
heure à LeffivaL 

Je vous amené , dit la Baronne à 
fon amie , une compagnie qui fait 
mon bonheur , & qui fera certaine- 
ment le vôtre. La Comteffe répon- 
dit avec politefle ,, la remercia de ce 
qu elle'éteit venue égayer fa folitude. 
Bon , "boa , lui dit le Chevalier , 
j'ofe dire que vous n'êtes pas abfolu- 
ment feule. — - En vérité , je n'ai 
perfohîie , à l'exception d'un ami 
qui m'a fait une vifite , & dont je 
lie fais point myftere , parce que 
nous fommss arrangés pour la vie.- 
Et quel eft l'heureux mortel, de- 
manda la Baronne ^en riant ? Vous le 

Qvj 



fa vez bien , répondît la Coffifeffe % 
je vous en ai parlé plufieurs fols » 
t'eft Doricourt. Doricourt , s'écria 
Céfiane avec une vivacité & une 
furprife involontaire ! pourquoi cette 
exclamation , Madame , lui dit Dor- 
figni d'un air un peu chagrin ? je vois, 
reprit la Comtefle avec quelque cou- 
fuiïon*que Doricourt ne vous eft pas 
inconnu i puisse vous demander 
quel eft l'intérêt que vous y prenez ï 
Aucun , Madame , répondit Céliane ; 
mais je le croyois plus loin de Paris > 
& occupé d'affaires d'une efpèce 
bien différente. Je ne fais > répliqua 
Madame de LeiHva),avec une certaine 
émotion , fi ces affaires vous regar- 
dent ; mais vous me paroiffez y pren- 
dre beaucoup de part. Doucement > 
interrompit la Baronne > ceci ne doit 
pas aller fi férieufement. Où eft Do- 
ricourt ? il eft à la chaffe , répondit 
la Comtefle, Oh, cteft un grand 



3*5 

ctefleur , décria d'Arcy t je gag* 

qu'il court actuellement lieux lièvres» 
Doricourt arriva dans ce moment 
même ; fe confufion ne peut être 
décrite à la vue d'une compagnie 
qu'il n'attendoift pas» Il examina le» 
yeux de Céliane qui lui femblerent 
un pen graves ; ceux de la Comteffe 
montroient à la fois de la colère & 
de l'indignation. Allons* mon amf % 
lui cria d'Arcy , de la réfoLution y 
tu as de Pèfprit ^ voyons comment 
tu te tireras de cet embarras ; le 
coup de maître eft de convaincre ces. 
Dames qu'elles ont tort y & de met- 
tre la raifon de ton côté» Eh pour- 
quoi non , répondit - il f fuis-je & 
coupable ? mais avant tout , mes 
Dames., puis -je vous demander & 
vous avez eu quelque expKcatioa 
cnfemble ? une explication, Moiv 
fieur , dit .Céliane ! elle n'èft pas né- 
«flaire. Une explkatîçn , dit à 



3*6 
fon tour la Comteffe ! » . • je fois sûre 

qu'elle ne vous feroit pas favorable. 
Elle fera ce qu'elle pourra , reprit 
Doricourt , & je vais la donner 
moi-même. Il eft vrai , coritinua-t-il, 
en s'adreffant à la Comteffe & en lui 
montrant la Marquife , que j'ai porté 
à cette Dame des hommages que je 
vous avois d'abord adreffés. Elle de» 
meuroit à Paris ; vous , à la cam« 
pagne ; elle étoit toujours devant 
mts yeux , vous vous y trouviez 
rarement ; mon cœur s'eft divifé en 
dépit de moi-même ; x'eft la pre- 
mière fois que j'ai agi d'une manière 
oppofée à mes principes , & vous 
conviendrez du moins qu'ils font 
meilleurs que ma conduite ; cet inf- 
tant m'y ramené ; mes incertitudes 
ceflent , & je vais me déterminer. 
Monfieur , interrompit Céliane , 
ne vous preflez pas de vous décider, 
vous vous croyez sûr du coetir de 



3*7 
l'anç & jdç l'autre , ' & : voa? vtoos-' 

perfuadez qu'il ne vous refte qu'à 
choifir 4 fortez de votre, erreur • -& 
connoiffez-moi ; vos difcours m'ont 
plu , fans m'occuper ; vos fentimen* 
xp'ont amufée & nç m'ont . jamais» 
touchéç. Je fuis fi, indignée de votre 
perfidie pour Madame ! de Leftival , 
qu'il ne m'eft pas poflibîe de vous la 
pardonner. Et moi, s'écria-t-il en 
courant fe jetter . aux pieds de la 
Comtefley j'efpere Jroat.de.iès boi** 
tés ; votre vu$ même plaidera en- 
ma faveur ; elle éxcuferà mon éga* 
rement , & Ton me pardonnera en* 
faveur de vos charmes , de mon re- 
tour &: de, me? remords* 

A merveille , s'écria d'Arcy ; oo 
ne peut pas mieux ie tirer d'un mau- 
vais paS. plions , œ&$ Dames , un' 
peu de pitié ; que la première qui a 
reçu fes foins , les reprenne encore* 
& rentre dans fes droits ; je fais que' 



J\jWtre?oe les* lui contefte point. Et 
toits 9 Monfieuf , ajouta t-il en s'a- 
ckeffant à Docfignt , pendant que 1* 
Gomtefle rele voit Doricourt , vous 
regardez tout cela comme fi vous; 
étiez, à demi pétrifié. Voyez dans* 
quel abîme votre fotte phflofophie & 
^té fur lé point de vous précipiter I 
profitez de la circooftance ; vous' 
avez de l r amour par-deffus les yeux r 
& vous avez ta hauteur de n*eft point 
convenir. Confeffe , philofophe % 
çonfetie ton amour à celle qui te fr 
infpiré ; -eft-U fi difficile & fi humi- 
liant de dire qu'on aime ? parle » 
jure y quand même il n'en feroit rien,, 
& peut-être cela n*en vaudront que 
meuXé 

Les regards* de Dorfigni. étoient 
baiffés , ils fe postèrent (tir la Mar- 
qptiife ; il s'élança auprès d'elle, D'Ar- 
cy , lui dit-il, a mieux ti que moi 
dons mon coeur , moi> a&ûitoé étoit- 



î*9 
iè Famouf. Je ne devr ois peut-être 

pas répondre à des fentimetis dont 
vous ne m'avez jamais parlé , repli-* 
4jua Céliane ; je les avois pénétrés , il 
eft vrai 9 mais pendant que je chef-» 
chois à me perfuader que vous m'ai- 
miez 9 vous fembliez apporter tous 
vos efforts à me convaincre du corw 
traire. — Àh pouvez- vous blâmer 
mon refpeâ , ma timidité , mon er- 
reur. — Oui , Monfieur , je le puis, 
je le dois ; vous auriez fixé mon in- 
clination qui ne pouvoit l'être fans 
cfe fecours ; j'ai cru pendant quelque 
téms qu'elle Pêtoit ; mais je crains 
bien d'avoir pris l'intention pour 
l'effet. Qu'ai-je entendu , s'écria le 
Comte ! il ne put prononcer que 
ces mots ; il y vit la certitude dç 
ion malheur ; fon front fe couvrit 
d'une pâleur mortelle ; on eût dit 
qu'il alloit expirer ; h Marquife qui 
s'en apperçut , changea de couleur 



JJft . 

elle-même ; elle fe précipita fur lui , 
& lui fit refpirer des fels ; elle laîffa 
couler quelques larmes qu'elle ne put 
retenir ; Dorfigni les vit & revînt ^ 
la vie. 

Très-bien , s'écria cTArcy qui ne 
perdoit de vue aucuns de leurs mou* 
vemens ; voilà qui eft admirable ! ils 
fe font enfin entendus; Encore quel- 
ques pas en avant & vous ferez tous 
4eux au même point. Dans quelle 
fituation cependant avez - vous été. 
jufqu'à préfent ? vous Dorfigni , 
vous étiez amoureux en dépit de 
vous même ; vous , Céliane , mat 
gré vous , vous étiez indifférente. II 
juroit qu'il ne vous aimoit pas ; vous 
étiez convaincue que vous l'adoriez ; 
vous vous êtes mépris tous les deux. 
Cela peut-être , répondirent-ils avec 
un foupir. Gela a été , reprit le Che- 
valier ; je vais vous dire à préfent ce 
qui fera. La Marquife aimera un peu 



Î3* 

plus , le Colite un pat moins , vous 

reviendrez à l'équilibre 9 6c tout ira 
bien. Nou$ en courrons les rifques , 
répondirent-ils enfemble ; & j'efpere 
juftifier votre prédiâion , ajouta Cé- 
liane ; & moi j'efpere la démentir 
ajouta Dorfigni. 



4 



J 



n» 



A JL 1 JN ÏL > 

BLEINE DE GOLCÔNDE. 

*\P tTR E. 

X a R votre ordre , belle Eliantc, 
levais, du léger Hamiltpn , 
Avec ane voix glapiffaote , 
Effayer de prendre le ton. 
Il avoit ane tendre Lyre , 
Dont il joaoit adroitement ; 
Mcme au milieu de fon délires 
Moi , je n'ai qu'un Sîftre allemand, 
Et les fons tigres que j'en tire , 
Ne peuvent 4 à ce que je crois, 
Bien accompagner ma voix, 
Alais fans m'arrôcer davantage , 
Je vais vous raconter comment 
Aline , auprès de fon Village , 
Troqua, dans un Vallon charmant, 
Son innocence 8c fon laitage 
Contre un vilain petit enfent. 
Vous,en pareille circooffcnce > 



*# ... 

Voici cetf&e Vbutf àuriés fait'; 
Voà$ auriez mangé votre lait , 
Œfccodftrvé votre innocence ; 
Aline , de cet enfant H , 

• 3 \Bo*t le ha&rdm'avblfcfair père, 
Fit« fesf parents un fnyftere • • r ' " 
Mais fit taille â la fin paria. 
Sa mère ipême apprit par fà 
Qu'elle feroh trop tôt grand'm'érfe. 

t ^aî remarqué que les parents 
Oàt tous- uttifmgulier caprice ; ' "* 
Us veulent qu'on les avertiffè 
Avant de faire des enfants ; 
Mais H eft rare 'qu'on le puuTe. 
Mon Aline jp'avèrtit pa$ , 
Faute d'avoir prévale cas $ 
La maudite naere^. en furie, 
Donne cent cou}* a ma beauté; 
Son doux vifage eft fouffleté, 
Sa gorge d'albâtre eft meurtrie s 
Et pour comble de cruauté , 
Mon brutal beau-pere irrité , 
ChaiTe à jamais de fa patrie 
Aline & ma poftérité. 
Cependant , malgré ce tapage; 



W4 

font Aline raflkr e» tWM »' 

Le Cieleft toujours aderdooi 

four U beauté <pi n eft pas 69M 

Ce jamais on joli vifàge 

Ne fat , dicton , .mangé des Loup* 

D'Aline, une Ville inconnue, 

Reçut un petit citoyen ; . 

Partout elle fat bien reçue » 

Elle ne manqua plus de rien ) 

Et des gens, qui depuis l'ont rat} 

M'ont dit qu'elle fe portoit bien. 



* - 







335 

LA R El NE 
DE GOLCONDE, 

CONTE. 



J 



£ m'abandonne à vous, ma plume ; 
jufqu'iq mon efprit vous a conduite, 
conduifez aujourd'hui mon efprit, 
& commandez à votre maître*. 

Le Sultan des mille & une nuits 
interrogeoit Dînazarde ;• le Géant 
Molinos , fon bellier , & .on leur 
contoit des hiitoires ; contez m'en 
aufS quelqu'une que je ne fâche pas. 
Il m'eft égal que vous commenciez 
par le milieu ou par la fin. 

Pour vous , mes Lefteurs , je 
vous avertis d'avance que c'eft pour 
mon plaifir , & non pour le vôtre 
que j'écris. Vous êtes entourés d'à* 
mis, de maîtreffes & d'amans ; vous 



n'avez que faire de moi pour vous 
amufer ; mais moi , je fuis feul , _& je 
voudrois bien me tenir bonne com- 
pagnîe moi-même, 
c .Arlequin , en pareil cas , appelle 
Marc-Aurele , Impcraior Romano , à 
(on fecours pour s'endormir : moi 
l'appelle la Reine de Golconde 
pour me . réveiller. 
c J'étois dans un âge oh un univers 
nouveau fe déployé à des organes! 
peine développés , oîi de nouveaux 
rapports nous lient aux êtres qui 
nous environnent ; où àes fens 
plus attentifs, où une imagination 
frit» ardente nous fait trouver de plus 
îrwis deûrs dans de plus douces illu- 
sions : j'avois quinze ans en un mot , 
é£ j'étois loin de mon Gouverneur 
&r un, grand cheval Anglois à la 
queue de vingt chiens CQUraus , qui 
cfriflûienîma vieux fenglier t jugefe H 
jfétaiç facweuxr ^u-boùt d^quatM 

heures , 



337 
heures , ces' chiens tombèrent en 

défaut , & moi aufîi. Je perdis la 

chaffe , après avoir longtems couru 

à toute bride. Comme mon cheval 

étoit hors d'haleine , je defcehdis ; 

nous nous roulâmes tous deux fur 

l'herbe ; enfuite il fe mit à brouter 

& moi à dormir. 

Je déjeûnai avec du pain & une 
perdrix froide, dans un Vallon riant » 
formé par deux coteaux couronnés 
d'arbres verds. Une échappée de 
vue ofFroit à mes yeux un Hameau 
fcâti fur la pente d'une colline éloi- 
gnée , dont une vafte plaine , cou- 
verte de riches moiffons & d'agréa- 
bles vergers me féparoit. 

L'air étoit pur, & le Ciel ferein f 
la terre encore brillante des perles 
de la rofée 9 & le foie il à peine au 
tiers de fa courfe ne caufoit encore 
que des feux tempérés , qu'un doux 
zéphir modëroit par fon haleine. 

P 



31* 

Ott font ces amateurs de la nature f 

qui favent fi bien jouir d'un beau- 
tems & d'un 'joli payfage ? c'eft pour 
eux que je parle ; car pour moi , 
j'étois alors moios occupé de cet ob- 
jet , que d'une Payfanne en corfet 
& en cotillon blanc que je voyois 
Tenir de loin avec un pot au bit fur 
fa tète* Je la vis avec un fecret plal- 
fijr paffer fur une planche qui fervoit 
de pont au ruiffeau-, & fuivre un 
/entier qui devoît conduire Ces pa$ 
auprès de l'en droit où j'étois aflf:s. Eij 
approchant 9 elle me parut d'une 
grande fraîcheur ; & fens rien con- 
cevoir de ce qui fe paflbit au- dedans 
de moi , je me levai pour aller à ùl 
rencontre. Chaque pas que je faifois 
lembelliAbit à mes yeux , & bientôt 
feusj-£gret& tests ceux que j'auroif 
pu faire pour la voix plutôt. La Géor- 
gie & k Ctacaflie ne produisent quf 
des monûres eo< oomparaiipn de jxf§ . 



SÎ9 
petite Laitière , & jamais une créa- 
ture auflî parfaite n'avoit orné l'unie 
vers. Ne fâchant quel compliment lut 
faire pour entrer en converfation 
avec elle , je lui demandai à boire 
un peu de fon lait pour me rafraîchir. 
le lui fis enfuite quelques questions 
fijr fon Village , fur fa famille , fur 
l'âge qu'elle avoit ; elle me répondit 
à tout avec une naïveté & une grâce 
qui rendoient fes paroles dignes de 
fortir de fa bouche* 

Je fus quelle étoit du* hameau 
voHin , §c qu'elle s'appelloit Alice» 
Ma chère Aline , lui dis~je , je vou- 
drois bien être votre frère : ( ce 
n'eft pas cela que je voulois dire , ) 
& mol , je vpudrpfo bien être votre 
fpeur , mç *épondit-eUe. Ah ! je vous 
aime peur; le moins i autant que fi 
vous Tétiez , ^JQUtaL-je en Pembraf. 
fant. Aline .voulut fe défendre de 
mes carpfes , Si dans les efforts 

Pi; 



34* 
qu'elle fit , fon pot tomba & fon* 

lait coula à grands flots dans le fen* 
tîer. Elle fe mit à pleurer ; & fe dé- 
gageant brufquement de mes bras^ 
elle ramaffafonpot & voulut fefaiw 
ver. Son pied glifla fur la voie lae-t 
tée , elle tomba à la renverfe ; je 
volai à fon fecours , mais inutile- 
ment. Une puiffance plus forte que 
moi m'empêcha de la relever,& m'en* 
traîna dans fa chftte.... J'avois quinze 
ans, & Aline quatorze ; c'étok à cet 
âge & dans cd lieu que flàmour nous 
attend oit pour nous donner fe^preV 
mieres leçons. Mon bonheur fut d'a- 
bord troublé ^par les pleurs d'Aline f 
mais bientôt fa douleur fit place à la 
volupté , elle lui fit auffi -verfer dés 
larmes, ! Et quelles larmes) ce fut 
alors que je^ connus vraiement le 
plaifir , & le plaifir plus grand d'eii 
donner à ce qu'on aime. - ' 
Le tems qui ;fea*bloit avoir- çeflç 



34i 

d'exifter pour nous , fuivoit fa mar- 
che pour le refte de la nature , .& 
le foleiï , incliné vers Thorifon , rap- 
pelloit les bergers à leurs cabanes & 
les troupeaux à leurs étables : l'air 
retentiflb t du fon des cornemufes& 
des chants des travailleurs qui retour- 
noient au repos» Il eft tems que je 
m'en aille , dit Aline ; car ma mère 
me battroit. Je refpeftois encore ma 
mère dans ce tems là ; je n'eus pas 
Pefprit de la défabufer du refped 
qu'elle avoit pour la fienne. J'ai perdu 
mon lait & mon honneur , ajoutait- 
elle, mais je vous te pardonne. Allez f 
lui dis-je , vous êtes plus blanche 
que n'étoit votre lait, & le plaifir 
vaut mieux que l'honneur. Je lui 
donnai le peu d'argent que j'avois 
fur moi & un anneau d'or que je por- 
tons au doigt ; elle me promit de ne 
jamais le perdre. Nos vifages toujours 
collés l'un contre l'autre fe fépare^ 

Piij 



\ 



34» 
rent humides de larmes & de baifers. 

7e remontai à cheval ; & après 
avoir fuivi aufïi loin que je pus des 
yeux ma chère Aline , je fis mes der- 
niers adieux aux lieux confacrés par 
mes premiers plaifirs , & je revins 
au château de mon père , bien fâ- 
ché de n'être point un petit payfan 
du hameau d'Aline. 

.Pavois bien réfohi de ne plus aller 
à la chafle ailleurs que dans ce char- 
mant vallon , & de faire grâce , en 
faveur de la belle Aline > à tout le 
gibier de la province j mais ces pro- 
jets , fi chèrs à mon cœur , s'éva- 
nouirent comme un Congé. J'appris 
en arrivant que des nouvelles impré- 
vues forçoient mon père à partir le 
lendemain pour Paris. II m'emmena 
avec lui ; j'embraflar ma mère en 
pleurant ; mais c'étoit Aline que je 
pleurois. 
Le tems ronge l'acier & l'amour ; 



Î43 

fétois inconfolable en partartt , je 

fuis confolé en arrivant ; à mefure 
que je m'éloigne d'Aline , Aline s'é- 
loigne de mon efprit , & la joie 
d'entrer dans un monde nouveau me 
fit oublier les délices de celui que je 
quittois. Le libertinage & l'ambition 
remplacèrent l'amour dans mon 
cœur. Je fervis fix pénibles campa* 
gnes 9 dans lefquelles je reçus de 
grandes bleffures & de petites ré- 
cômpenfes ; je revins à Paris me dé- 
dommager , dans le fervice des Bel- 
les , de tout ce que j'avois fouffert 
du fervice de l'Etat. 

Sortant un jour de FOpéra , je me 
trouvai parJiazard à côté d'une jolie 
femme qui attendoit fon caroffe. 
Après m'avoir regardé avec atten- 
tion , elle me demanda fi je la rc- 
connoiflbis ; je lui répondis que j'a- 
vois le bonheur de la voir pour la 
première fois. Regardez moi bie* , 

Piv 



344. 
» dit-elle ; Tordre n'eft pas dur , ré- 

ponilis-je , & voire vifage faura 

'bien vous faire obéir : mais plus je 

vous regarde , plus je trouve de 

différence entre tout ce que j'ai vu 

jufqu'à préfent & ce que je vois à 

cette heure. Mais puifque mes traits 

mêmes ne vous rappellent point, 

dit elle, peut-être que mes mains 

feront plus heureufes. Alors ôtant 

fon gand , elle me montra l'anneau 

que j'avois jadis donné à la petite 

Aline : Tétonnement m'ôta la parole. 

Son carofle arriva , elle me dit 

d'y monter avec elle , je la fuivis. . 

Voici fonhiftoire. 

» Vous vous fouvenez peut - être 

. » encore de mon pot au lait & de 

- » tout ce que je perdis avec lui. Vous 

. » ne faviez ce que vous faifiez , ni 

» moi non plus ; mais je fus bientôt 

» que c'étoit un enfant : ma mère 

» s'en apperçut auffi, & me chaffa de 



34* 
n la maifon ; je m'en aillai * deman* 

» dant i'aumonc , à la Ville voifine ', 

» où une vieille femme me retira. 

» Elle me iervoit de mère , & je 

» lui fer vis de nièce ; elle eut foin de 

h me parer & de me produire ; je xén 

» pétois fouvent , par fon ordre , 

j% les leçons que vous m'aviez don-, 

» nées ; & comme vous aviez eu 

» pour fucceffeur immédiat le Curé 

v du lieu y votre fils lui échut en par- 

*> tage. Il en a fait depuis un très-jol^ 

» enfant de chœur» Ma tante efpérant 

» que ma beauté lui fer oit encore 

» plus utile dans une grande Ville 9 

» me mena à Paris , où après avoir, 

» paffé par piufieurs mains diiTéren- 

» tes , je tombai dans celles d'un 

» vieux Préfident : une des premie- 

» res perfonnes de l'Etat pour la 

» dignité , étoit une des dernières 

» pour l'amour ; &c il fe trouvoit 

» réduit à bien peu de chofe , quand 

Pv 



\ 



34* 
>9 il étoit dépouillé de fa perruque* 

» de fa fimarre & de fon porte-feuil- 

» le* Cependant le peu qui en reftoit 

» m'aima à la folie , & nous combla , 

» ma tante & moi , d'argent & de 

» pierreries. Ma tante mourut , j'en 

» héritai ; j'avois environ vingt mille 

» livres de rente & beaucoup d'ar- 

» gent comptant ; je trouvai le mé- 

» tier que j'avois fait jufqu'alors en- 

» nuyeux, je voulus faire celui d'hon- 

» nête femme , qui a auffi fon ennui* 

» Pour deux louis que je donnai à 

» un généalogifte , je fus une fille 

» d'affez bonne maifon. Quelques 

»liaifpns que je formai avec des 

m gens de lettres me valurent la ré- 

h putation d'efprit , peut-être mê- 

» me un peu d'efprit. Enfin un honv 

» me de naiffance , riche de plus de 

» cent mille livres de tente , crut 

» foiWément payer ma vertu , en 

n m'époufant , & la pauvre Aline eu 



547 
» à préfent pour le public , la Mat* 

» quife de Cajldmont ; mais pour vous, 

» la Marquifc de Cafielmont , veut 

» encore être Aline », 

Et qui avez-vous plus aimé , lui 

dis-je , de tout ce eue vous avez 

connu } « Pouvez-vous me le de- 

» mander , me répondit-elle ; j'étois 

» fimple quand vous m'avez vue , & 

» je ne l'étois plus quand j'en ai va 

» d'autres. J'avois commencé à me 

» parer , je n'étoi? plus fi belle , f» 

» vois befoin de plaire , je ne pou* 

» vois plus aimer. L'art nuit à tout S 

» le rouge que nous mettons déco* 

» lore nos joues ; les fentimens que 

» nous affeâons refroidiflent noi 

» coeurs. Je n'ai aimé que vous , & 

» quoiqu'il foit aifé d'être pins fidèle 

» que moi , il feroit impoffiWe d'être 

» plus confiante ; votre idée toujours 

»» préfente à mon efprit dans les inft* 

# délités que je vous faifeis , en em* 

Pvj 



34* 

# poifonnoit prefque toujours le plaî- 
» fir. J'avouerai cependant qu'elle 
h leur prêtait de tems en tems des 
h charmes ». 

J'eus une véritable joie de retrou- 
ver ma chère Aline; ; nous nous em- 
brasâmes avec les mêmes transports 
que danS ces tems heureux où nos le : 
vres n'avoient point encore rencon- 
tré d'autres lèvres , & où nos cœurs 
répondoient aux premières invita* 
rions de la volupté. Nous arrivâmes 
chez elle ; j'y reftai à fouper , & 
comme M. de Caftelmont étoit ab- 
fent je furvécus à toute la compagnie 
& j'ufai de mes droits. L'amour fuit 
les alcôves dorées & les lits iuperbes, 
il aime à voltiger fur l'émail des prai- 
ries & à l'ombre des vertes forêts. 
Mon bonheur fe borna donc à paffer 
la nuit entre les bras d'une jolie fem- 
me ; maïs elle ne s'appellôit & n'étoit 
plus Aline. 
Amans qui voulez connoître l'a^ 



349 
mour,ou feulement la volupté , n'aU 

lez point en bonne fortune avec des 
lettres du Miniftre dans votre poche 
qui vous forcent à partir pour l'ar- 
mée. C'eû dans ces circonftances que 
je vis Madame de Caftelmont & j'y 
perdis beaucoup. Jufqu'à quand la 
trompeufe voix de la gloire rendra-fe-' 
elle odieux ce doux repos & ces ten- 
dres plaifirs ? Jufqu'à quand , préfère- 
ra-t-onla guerre à -l'amour ? je ne 
faifois point encore ces fages réfle- 
xions ; quand on eft Brigadier , com- 
me je i'étois , on pen(e plutôt à de- 
venir Maréchal de Camp que Philo- 
fophe , & malgré toute la févérité 
des Miniftres , on en eft ordinaire- 
ment plus près. Tentrai donc dans 
ina chaife en fortant de chez Madame 
de Caftelmont, & je volai avec plaifir 
à de nouveaux ennuis» 

Après avoir été quinze ans loin de 
ma Patrie > après avoir effuyé à la 



v 
i 



350 

fois bien des coups de fufiï & beau- 
coup d'injuftices , je paffai aux Ce* 
lonies en qualité de Lieutenant-Gé- 
néral. 

Je laiffe aux Poètes & aux Gafcon* 
le foin d'efluyer & de décrire des 
tempêtes : pour moi j'arrivai fans ac- 
cident ; tout étoit calme à mon arri- 
vée , & mon* féjoitr dans les Indes 
reffembloit plutôt à un voyage de 
plaifir qu'à une commiflion militaire. 
N'ayant donc rien à faire , je par- 
courus les différens Royaumes qui 
partagent ce vafte pays , & je m'ar- 
rêtai en Gokonde ; c'était alors le 
phis floriffant Etat de l'Afie. Le peu- 
ple étoit heureux fous l'Empire d'une 
femme qui gouvernent le Roi par h 
beauté & le Royaume par fa fageffe. 
Les coffres des particuliers & ceux 
de l'Etat étaient également pleins. Lé 
Payfan cuki voit fa terre pour lui , ce 
qui eft rare ; & les Tréforiers ne re* 



cevoicnt point le revenu de PEtat^ 
pour eux , ce qui efl encore plus rare» 
Les Villes ornées d'édifices fuperbes, 
& plus embellies encore par les déli- 
ces qui y étoienr raffemblés, étoient 
pleines d'heureux Citoyens fiers de 
les habiter ; les gens de la campagne 
y étoient retenus par l'abondance & 
la liberté qui y regnoient , & par les 
honneurs que le Gouvernement ren- 
doit à l'agriculture- ; les Grands enfii* 
étoient enchantés à la Cour par les 
beaux yeux de leur Reine , qui favoit 
fart de récompenfer leur fidélité * 
fans épuifer les tréfors publics : Art 
Infaillible 6c charmant , dont les Rei- 
nes ufent trop peu à mon gré , & 
dont le Roi fou époux ignoroit qu'elle 
fe fervît. J'arrivai à cette Cour & j'y 
fus reçu avec tout l'agrément pof&- 
ble. feus d'abord une audience publi- 
que du Roi , enfui te de la Reine > 
qui m'ayant a^perçu baiffa fon voile. 



Sur fa réputation je Pavois foupçoiW 
fcée de ne rien voiler ; je fus très- 
étonné de cette réception : au refte 
elle me reçut fort bien # & je n'eus à 
me plaindre que de n'avoir pas vu 
fon vifage que je mourois d'envie de 
Voir ; d'abord parce qu'on le difoit 
fort beau ; en fuite parce que tout ce 
qui appartient à une grande Reine 
eft fort curieux. 

De retour chez moi , je trouvai 
un Officier qui me propofa de me 
faire voir le lendemain les jardins &C 
le parc qui environnoient le Palais ; 
j'acceptai la partie : nous nous levâ- 
mes avec le foleil , & il me mena 
par de fuperbes allées dans une efpe- 
çe de bois touffu où les myrthes , les 
acacias & les orangers mèloient leurs 
odeurs & leurs feuillages. Nous trou- 
vâmes un cheval attaché à un de ces 
arbres ; mon guide monta légèrement 
deflus , & ayant fonné une fanfare 



35* 
avec une trompe qu'il portoît firf 

Jui , il s'enfuit à toute bride. Je fuw 
vis la route où j'étois , très étonné 
de la conduite de l'Officier , & ne 
pouvant concevoir qu'il y eût un 
pays où ce fut l'ufage de mener per- 
dre les gens, au lieu de les mener 
promener ; mais quelle fut ma fur- 
prife , quand arrivé à la lifiere . du 
bois , je me trouvai dans un lieu par- 
faitement femblable à celui où j'avoîs 
jadis connu pour la première fois 
Aline & l'amour ! c'étoit la même 
prairie , les mêmes coteaux , la mê- 
me plaine , le même village , le mê- 
me ruifleau , la même planche, le 
même fentier ; il n'y manquoit qu'une 
laitière que je vis paroître avec des 
habits pareils à ceux d'Aline , & le 
même pot au lait. Efl-ce un fonge , 
m'écriai - je ? Efl-ce un enchante- 
ment ? Efl-ce une ombre vaine qui 
fait illufion à ma vue ? Non me ré- 



•554 

pôridit-elle , vous n'êtes , ni endor** 
mi, ni enforcelé, & vous verrez 
tout - à - l'heure que ;e M fuis point 
un Antoine ; c'eft Alim?, Aline elle* 
même qui vous a reconnu hier , & 
qui n'a voulu être connue de vous" 
que fous la forme fous laquelle vous 
Paviez aimée. Elle vient te délaffer 
avec vous du poids de fa Couronne, 
en reprenant fon pot au lait ; vous 
lui avez rendu l'état de Laitière plus 
èowx que celui de Heine» J'oubliai la 
Reine de Golconde , & je ne vis 
qu'Aline ; nous étions tête-à-tête 
alors , les Reines font des femmes ; 
je retrouvai ma premierç jeunëfle , 
& je traitai Aline comme fi elle avoit 
confervé la fienne , parce que les 
Reines font toujours cenfées ne la 
perdre jamais. 

Après cette agréable reconnoif- 
fance, Aline reprit fes habits de Rei- 
ne qu'une Efclave de confidence qui 



?55 

Favoit fuïvïe , lui apporta. Nous ren* 
trames dans le Palais , où je lui vis* 
recevoir toute fa Cour avec une 
grâce & une bonté qui charmoit tout 
ce qui Papprochoit. Elle regardoit les 
uns , parloit aux autres , fourbît à 
tous >en un mot elle avoit bien l'air 
cFêtre maîtreffe de tout le monde j 
mais elle ne paroiffoit la Reine de 
per forme. 

Après le dîner f pendant lequel 
"tout le monde mangea avec elle , je 
la fuivis dans une falle féparée , où 
m*ay ant fait affeoir à côté d'elle , efle 
me conta aufli fes dernières avan- 
tures. 

Le Marquis de Caftelmont fut tué 
en duel , environ trois mois après 
votre départ , & il laifla fa veuve 
défolée avec quarante mille écus de 
rente pour toute confolation. Une 
partie de fes biens étoit en Sicile & 
exigeoit , difoit-on ma préfenec. Je 



Î5* 

nom de mon ancienne Patrie,& tous 

{es habitans font traités comme mes 
parens , mes amis ; je marie tous les 
ans iin certain nombre de leurs filles , 
& (buvant j'admets le ptu$ vieux 
d'entr'eux à nia table pour nie retra- 
cer le tableau de mon vieux père, & 
de ma pauvre mère que j'aimezois 4 
refpe&er , fi je la pofledois encore i 
les herbes de la prairie np font jamais 
foulées que par les danfes des jeu* 
«nés garçons & des jeunes filles du 
hameau ; la coignée refpeâçra tant 
que je vivrai ces arbres imitateurs de 
ceux qui prêtèrent leur ombre à nos 
amours , &C dfcs habits «de payfanne 
confer vés avec uiesornemens royaux 
ne ceffent, ap milieu de l'éclat qui 
m'environne , de me xappeller ma 
première obfcurité. Ils me fprcent à 
xefpeâer unç. condition dans laquelle 
|'ai été moips méprifable,, que dans 

Aqu^s celles ^quelles je mz fm 



î*9 
élevée depuis ; ils m'apprennent à refi 

peûer l'humanité par-tout ; ils m'ini- 

îruifenj à régner. 

O la charmante Princeffe que celle 

de Golconde ! elle çtoit tout-à-la 

• fpi$ bonne Reine , bon Roi , bonne 
femme & bon philosophe ; elle étoi£ 
encore plus , el|/e étoit bonne jouit 
iançe. Helas ! je ne le fus que pendant 
quinze jours „ au bout dpfqupls je 
fus furpris avec elle par fpn njari lui- 
ipême 9 & obligé de fortir de fon 
Royaume par la fenêtre de fa cham- 
bre à coucher. Je repartis peu de 
tems après pour la France , pîi je 
parvins aux plus grandes dignités & 
aux plus grandes difgraces , ne méri- 
tant , ni les unes , ni les autres. J'ai 
$rré depuis > fans fortune & fans ef- 
pérançe de pays en pays ; enfin ]t. 
vous ai rencontrée dans ce defert,où 
je compte me fixer , puifque je trouvf 

, ftout-à-la foif jype (olitudff & unp fo*. 



$66 
Monlefteur a peut-être cru jufqu'à 
préfent que c'étoit à lui que je con- 
tois cette hiftoire ; maïs comme il ne 
n'en a point prié , il trouvera bon 
que ce récit s'adrefle à une petite 
vieille vêtue de feuilles de palmier 9 ' 
ancienne habitante du défert où je 
fuis retiré & qui m'avoit demandé 
de lui conter mes avantures les plus 
intéreffantes. Elles ont pu ennuyer 
ceux qui les ont lues ; mais elles fu- 
rent écoutées d$ la vieille avec une 
attention finguliere ; elle n'en perdit 
pas unç parole ; & quand j'eus fini 
elle me dit : Ce qui me plaît le plus 
de votre hiftoire y c'eft qu'il n'y a 
pas un mot qui pe foit vrai. Qu'en 
fevez-vous , lui dis- je ? peut- être que 
je vous ai menti d'un bout à l'autre. 
Je fuis bien sûre du contraire , me 
dit- t elle. Madame fe mêle donc un peu 
lie magie , repris je ? pas tout-à-fait , 
replîqua-t-elle j mais j'ai un anneau 

• qui 



3T5ï 

. quîme feili juger de la Vérité de tout 
ce que vous m'avez dit. Je ne coiv- 
nois , lui dis-je que l'anneau de Sa- 
lomon qui puifle avoir cette vertu. 
Connoiflez-vous celui d'Aline , dit- 
, elle en fouriant , & en me montrant 
Jfa main ? Aline que vous avez fait 
..monter fur Jet Trône de Golconde& 
. que vous en avez fait descendre , 
qui fugitive & proferite eft venue 
chercher dans ces lieux éloignés un 
azile contre la colem de fon mari , à 
•laquelle vous échapâtes en fautant 
par la fçnêtre. 

Quoi c'eft encore vous , m'écriai- 
je ? je fuis donc bien vieux, car j'ai, fi 
je m'en fouviens , un an plus que 
vous ; mais il eu impoffible d'avoir 
un an plus que votre vifage. Qu'im- 
porte, dit-elle d'un ton gravfe , notre 
âge & notre figure ? nous étions au- 
trefois jeunes & jolis : foyons fages 
à ptéfent , nous ferons plus heureux. 
Tome IL Q 



3** 
iDans rage de l'amour nous avoris 

diflipé 9 aulieu de jouir ; nous voici 
dans celui de l'amitié ; jouiffbns au- 
lieu de regretter. Il n*eft que" des ma- 
mens pour le plaifir ; & toute la v?e 
-peut être pour le plaifir 'fixé ; l'uti 
reffetnble à la goutté d'feau , & Pau* 
-fre au diamant ; toâs deitx brilterft 
du même éclat*, mate te tfoihdfe 
fouffle fait évanouir ÏW, &Pautrt 
réfifte aux efforts de l'acier ; l\m em- 
prunte fon éclat de la lutni^re , l'au- 
tre porte fa lumière dans fon fein & 
la répand dans les téntbffes. Ainfi 
tout dlffipe le plaifir , & rien n'altère 
le bonheur* 

Enfuite e}le me conchnftt vers utfe 
haute montagne couverte »d'a¥itfés 
.fruitiers de. différentes efpécéS ;tti 
ruifleatf d'eau vive & claire <defceé r 
doit de la cîme en faifant *niHe dé- 
tours & venoit former un réfervoïr 
£ l'entrée d'une «grotte cfeafée m 



3^3 

pied t!e la. montagne. Voyez , mè 

dit-elle , fi cela fuffit à votre con- 
tentement : voilà ma demeure qui 
deviendra la votre fi vous le voulez*; 
cette terre n'attend qu'une foible cul- 
ture pour vous payer abondamment 
des foins que vous en aurez pris. 
Cette eau tranfparente vous invite à 
la puifer ; du haut de cette montagne 
votre œil pourra découvrir à la fois 
plufieurs Royaumes ; mogtez-y vous 
y refpirerez un air plus vif & plus 
fain ; vous y ferez plus loin de la terre 
& v plus près des cieu* : Confidérez 
delà ce que vous avez perd y , & vous 
me direz après fi vous voulez le re- 
trouver. _ . * 

Je tombai aux pieds de la divine 
Aline , pénétré d'admiration pour 
elle & de mépris pour moi ; nous 
nous aimâmes plus que jamais Se 
nous devînmes l'un & l'autre notre 
univers. J'ai déjà paffé ici plufieurs 



5*4 
•années délicîeufes avec cette fage 
compagne. J'ai laiffé toutes mes fol- 
les pallions & tous préjugés dans le 
monde que j'ai quitté ; mes bras font 
devenus plus laborieux , mon efprit 
plus profond 9 mon cœur plus fenû- 
ble. Aline m'a appris à trouver des 
charmes dans un léger travail , de 
douces réflexions & de tendres fen- 
timens ; & ce n'eft qu'à la fin de mes 
jours que j'ai commencé à vivre. 




3«î 



■■ 



IL EUT TORT. 



E 



H ! qui eft ce qui ne Ta pas ? On 
n'eft , dans le monde , environné 
que de torts. Ils font néceffaires ; ce 
font les fpndemens de la fociété : ils 
rendent l'efprit liant ; ils abbaiffent 
l'amour -propre. Quelqu'un qui au- 
roit toujours raifon , feroit infup- 
portable. On doit pardonner tous les 
torts, excepté celui d'être ennuyeux; 
celui-là eft irréparable. Lorfqu'on 
ennnuie les autres , il faut refter 
chez foi tout feul. Mais ceci eft étran- 
ger à mon fujet. 

Paffons à Phiftoire de Mondor; 
C'étoit un jeune homme malheu*eu- 
fement né : il avoit l'efprit jnfte , le. 
cœur tendre & l'âme douce ; voilà 
trois grands torts qui en produiront 
bien d'autres. 



366 

. En entrant dans le mondé , il s'ap- 
pliqua principalement à tâcher d'à- 
voir toujours railon. On va voir 
comme cela lui réuffit. Il fit connoif- 
fanee avec un homme de la cour : la 
femme lui trouva l'efprit jufte , parce 
qu'il avoir une jolie figure ; le mari 
lai trouva l'efprit faux f parce qu'il 
n ? étoit jamais de Ton avis. 

* La femme fît beaucoup d'avances 
àr la jufteffe de fon efprit ; mais com- 
me il n'en étoit point amoureux , 3 
ne s'en apperçut pas. Le mari le pria 
d'examiner un traité fur la guerre , 
qu'il avoit compofé , à ce qu'il pré- 
tendoit. Mondor , après l'avoir lu , 
lui dit tout naturellement , qu'en 
examinant fon ouvrage , il avoit ju- 
gé qu'il feroit un fort bon négocia- 
teur de paix. 

Dans cette circonftance , un régi- 
ment vint à vaquer. Un petit Mar- 
quis avorté trouva" l'auteur de cour 



« m 

un géniç tranfeendant , . & traita, fa 
ftmme ccynme.fi elle eût été jolie» 
It eut lé régiment : le Marquis fut 
colonel*. Mondor ne fut qu'un boni* 
me vrai. Il" eut tort. 

Cette aventure le rebuta : il perdit 
Toutes vues dç fortune , vint à Paris 
vivre en particulier, & forma le pro-* 
jet de s'y. faire des amis. Ah ! bon 
Dieu , comme il eut tort 1 II crut en 
trouver un dansJa perforine du jeune 
Àlcipe. Alcipe étoit aimable , avoit 
te maintien décent & les propos d'un 
homme effentiel. 

Un jour il aborda Mondor avec un 
âir affligé : auflï-tôt Mopdor s'affli- 
gea , ( car il. n'y a point de plus fotes 
gens , que les gens d'efprit qui ont 
îe cœur bx?n ; ) Alcipe lui dit qu'il 
âvoit perdu cent louis fur fa parole ; 
Moa&or les. lui prêta , fans vouloir 
de billet : il crut par-là s'être acquis 
un ami. Il eut tort : il ne le revit plus, 

Qiv 



36S 
If donna dans'les gens de lettres ; 
ils le jugèrent capable d'e&amîner 
leurs pièces : ils obtinrent audience 
de lui plus aifément que du public. Il 
y en eut un en qui Mondor crut re- 
connoître du talent : il lui fembla 
digne de la plus grande févérité. H 
lut Ton ouvrage avec la plus grande 
attention : c'étoit une comédie. Il 
retrancha des détails fuperflus , exi- 
gea plus de fonds ,. demanda à Tau-* 
teur de mieux enchaîner fes fcènes , 
de Jes faire naître Tune de l'autre , de 
mettre toujours les a&eurs en fitua- 
tion r de prendre bien plus garde à 
la juftefle du dialogue , qu'au faux 
brillant de l'efprit , de foutenir fes 
caraâeres , de les nuancer finement; 
fans trop les contrafter. Il lui fit re- 
marquer que les paquets de vers jet- 
tent prefque toujours du froid fur 
I'aûion. Voilà lesconfeils qu'il donna 
à l'auteur ; il corrigea fa pièce en 



Jf9 
Cônféquence ; il éprouva que Mon* 

dor l'avoit mal confeillé. Les comé- 
diens ne trouvèrent pas qu'elle fôt 
jouable. ~ 

Cela le dégoûta de donner des 
avis. Le même auteur qui auroit dû 
fe dégoûter de faire des pièces , en 
compofa une autre qui n'étoit qu'un 
amns de (cènes informes & décou- 
fues. Mondor n'ola pas lui confeiller 
de ne la point donner : il eut tort ; la 
pièce fut fifflée. Cela le jetta dans la' 
perplexité : s'il donnoit des confeils , 
il avoît tort ; s'il n'en donnoit pas 9 
il avoit tort encore. 

Il renonça au commerce des beaûr 
efprits , & fe lia avec des favans : if 
les trouva prefqu'auffî triftes que des 
gens qui veulent être plaifans. Us 
ne vouloient parler que lorfqu'ils 
avoient quelque chofe à dire ; ils fe 
taïfoient fouvent. Mondor s'impa- 
tienta & ne parut qu'un étourdi- 4) 

Qy 



37© 
fit connoiflance avec des femmes à 

prétentions ; autre méprife : il fe 
crut dans un climat plus voifin du fo- 
leil ; c'étoit le pays des éclairs , où 
prefque toujours les fruits font brû- 
lés avant que d'être mûrs. Il remar- 
qua que la plupart de ces femmes 
n'avoient qu'une idée qu'elles fubdi- 
vjfoient en petites penfées abftraites 
& luttantes : il s'apperçut que tout 
leur art n'é toit que de hacher l'efprit ; 
\\ connut le tort qu'il avoit eu de re- 
chercher leur fociété : a il voulut y 
briller , il parut lourd ; il voulut y 
raifonner , il parut gauche ; en un 
mot , il déplut , quoiqu'il fût fort 
bien fes auteurs Latins, & fentît qu'on 
ne pouvoir pas dire à un jeune hom- 
91e : Voulez- vous réuffir auprès des 
&mmes , lifez Cicéron. 

Mondor étoit l'homme du monde 
te plus raifonnable , & ne favoi* 
«uçl parti prendre pour avoir n&fon* 



V 1 
Iljépreuya que r dan? le inonde , les 

tprts viennent bien moins de pren- 
dre .wn mauvais par û , que d'en pren-, 
à$ç tujbep inat adroitement, 
% : H. ewit waltf cire . ccmnifan , 3; 
àétcfo cafledç eoî.: il ayoit cherché 
à ie Éàire 'des. amis > il #* ayptf . été la, 
dupe : il avoit vu de beaux efgrits ^ 
iiisten étôit laffé ; des favans . il s'en 
étoii ennuyé: j, des ffcnjraes , il y 
aooitifiti^nwy.ïux : iJl entendit va»* 
Çor^L hantent d$ deufc* perfcnne* 
qui slaimesit jrêrkabléroeatî i il' cru* 
que Je, parti lç plus fertfé étoit d'être 
amoureux : il en focma le projet ; 
tàétxm pcéciCé'me^t le moyea^&j&a 
kcpaœ^ 4evenki U examine^ *©qte$ 
las ïemraes; il snkttait >d*ûs te Jî>aJaiMj§ 
fes>iagrétnens & .]&. talens decha* 
orne, afin de fe déterminer pputr 
celle . qui: auroit , une ^perfeâion de 
•plus. Il croyoit que L'amour eft u# 
, ^ieuiwe^lequdtan.petttin?^ch»wfer f 



Il eut beau' fiûre cette réVue r il 

eut beau s'efforce*- d'être amoureux» 

cela fut inutile ; mais un jour , fans y 

penfer, ille devint delà perfonne 

la plus laide & la ^ plus capririmifc : 

il fe remercia de fon choix ; iVvit 

Cependant bfenf, qu'elle rfétoït pas 

belle ; il s'en appteudiflbit ; il fe flat* 

toit de n'avoir point de rivaux : il 

àvoit tort ; il ignorait- que les fiai* 

mes les plus- laides- font les^tusco^ 

que t tes. Il n'y a^poim detofaaudcrit > 

point de rega+d \ point de petit dif- 

eours qui n'ait ion intention ; elles fe 

donnent autant de loin pour faire 

Valoir leur figure,, qrïon en prend 

ordinairement , pour faire rapporter 

une mauvaife terre. Cela Ieurréaffitt 

les avances qu'elles font , flatten* 

Forgueil ; & la vanité d'un homme 

efface presque - toujours la laideur 

dline femme* wi . .. ^ •. .. :\* 

« - Mondor en fit ip. trjûe expérience* 






373: 
il* fe r trouva environné - de. concaN' 

rçns ; il en fut inquiet : il eut tort ; 
cela le conduisit àun plus grand tort , 
c* ; fut dp fe n>arier. Il traita fa fem- 
19e, «Y*ç tous les égards poffibles : il 
eu£jtort ;. ^le-.prir fa douceur pour 
foiMçffe^ecara&ere , & le maîtrifa 
durement ; il voulut fe brouiller : if 
eut tort ; cela lui ménagea le tort de 
fe * cacç^gioder.; Dan$ les raccon»- 
moctetoe* ? iH : eut deux enfans % 
c'e&èrdjréî,, deux .torts ; il devint 
yeuf:î»U' eutraifon ; mais il en fit un 
tprt : il fut fi affligé, qu'il fe retira 
dansie's teny9r . 

1 }i tr cuva dans le pay? un homme 
riçùiQy #ais-qui vivoit avec hauteur ^ 
^ Wî YflyOft aucun defes vpifins ; il 
jugea <ju'il avoit tort : il eut autant 
d'affabilité. que l'autre en avoit peu j 
il ,eut % rmà tor$ ,; . fa maifon devint le 
réceptacle deTgçfttilîaftres qui l'aeca- .. 
lltetètt (m tfUtobtt, Il envhtJe fortL 



374^ 
de fott voifin , & s'àppferçta* tfop- 

tard 9 que le malheur d'être obfédé , 
eft bien plus fâcheux que le tort d'à- > 
tre craint. On lui fit impfocès , pour' 
des dtofts de tertes : il aima trikvad 
céder une partie de ce qtfon îdi'dè-* 
rtandoit injuftement, que de plai- 
der ; il fe comporta en honnête hoia? 
me , donna à dîner à fa partie ad- 
verfe , & fit un accommodement 
défavantageux : il eut tort. Un fi bon 
procédé fe répandit dans la provin- 
ce : tous fes petits voifins voulurent 
profiter de fa facilité , & réclamer , 
fans aucun titre , quelque* droit chi- 
nférique.ll eut vingt procès ^ pour 
en avoir voulu éviter on : cela le ré- : 
volta ; îi vendit fa terre : il etttf toft; 
il- ne fut que &ii*é dé fes fends. On 
lui confeilla de les placer fur le con- 
Ncert d'une grandfe vrHè yoifine , qui* 
et oit très- accréditée Le? «lireQfeur 
éiok lin jofi homme-, qftô s*4te£fi 



Î75 

fait avocat 9 pour apprendre à fe 
connoître en mufique. Mondor lui 
confia £on argent : il eut grand tort* 
Le concert fit banqueroute au bout 
d'un an 9 . malgré la gentillefle de M, 



1 avocat. Cet événement ruina Mon- 
der : il fentit le néant des chofes 
<f ici-bas ; il voulut devenir néant lui- 
même ; il fe fit moine , & mourut 
tf ennui : voilà fon dernier tort» 




37* 



ARBROUN, 



L 



Conte Arabe. 



E Calife Arbroun fut comparé 
par les Poètes de fon tems à un arbre 
prodigîeufement grand , qui étoit 
près de fon Château ; fes profondes 
& vaftçs racines , e'étoit , difoient» 
ils 9 la puiffance du Calife folidement 
établie ; fa tige fuperbe s'élevoit jus- 
qu'aux nues 9 le Calife avoit l'efprit 
fublime ; la tête de cet arbre étoi* 
ornée de fleurs & de fruits , le Ca- 
life étoit gracieux & bienfaifant £ en 
un mot il n'a voit de défaut qu'une 
noire mélancolie qui obfcurciffoit le 
brillant de fon efprit : mais pour dif- 
fiper ces nuages fo mbres 9 il avoit 
fait fon ami d'un Philofophe qui fa- 
voit égayer la Philofôphie par des 
morales réjouiflantes , & par des fo^ 
lies cenfées. 



377 . 
♦ Le Calife. Arbroun difoit que ref- 

prit de l'homme étant encore plus 
maladif que fon corps , un bon Phi- 
losophe étoit auffi néceffaire auprès 
d'un Prince qu'un bon Médecin. Un 
jour étant feul avec le Médecin de fa 
mélancolie 9 après une rêverie pro- 
fonde , & regardant l'arbre auquel 
on le comparoit , il s'écria tout-à- 
coup : Arbroun , Arbroun , tu attrif- 
tes tes amis par ta mélancolie , com- 
me cet arbre touffu attrifte *en les; 
couvrant de fon ombre les arbres qu* 
l'environnent ; puis fe tournant vers 
le Philofophe : Ecoute, ami, lui dit* 
il , je te promets une bague chaque 
fois que tu pourras me faire rire* 
Bon , reprit le Philofophe , en fe- 
couant h tête , je ne gagnerois pas 
avec yous en dix ans de quoi orner un 
de mes doigts ; j'aurai beau plaifan- 
ter , vous ne rirez jamais ; ce fera 
quelquefois ma faute , & quelquefois 
la vôtre ; mais vous jugerez de mes 



37» 
bons mots, félon votre mauvaise hu- 
meur 9 & je n'aufai point' de bague. 
• Hé bien 9 reprit le Calife , toutes 
les fois que tu pourras me faire voir 
que c'eft ma faute de n'avoir pas ri 
de tes plaifanteries , je te les payerai 
comme bonnes ; mais il faudra me 
prouver par raifon que j'aurois dû 
rire. Vous me réduifez à l'impoffi- 
Me , dit le Philofophe , tout ce qu'on 
peut prouver c'eft qu'un bon mot eft 
raifonnable ; v mais quand on pourroit 
prouver qu'il eft rifible , on ne prou- 
véra point à un homme qu'il a tort 
de n'en pas rire : voyons' pourtant 9 
continua le Philofophe , fi vous' rires 
de ce que m'a conté ce matin l'une 
des femmes de cette veuve , dont lé 
mari mourut hier. C'eft là vente de 
votre maître d'hôtel. Vous favez 
qu'elle fe piquoit d'être la plus ten- 
dre époufe du pays", & par confé* 
quent elle va fe piquer d'être la veuve 
la plus affligée qui fut jamais. 



379 
après avoir , en préfencc de cette 

femme * épuifé fes larmes & (à doir 
leur , elle s'enferma feule pour pou- 
voir en liberté laïffer repofer fon 
affliâion , & étudier le rôle d'affli- 
gée qu'elle a réfolu de foutenir. Elle 
cherche dans fon miroir tous les airs 
& les changemens de vifage qui peu» 
vent convenir aux larmes qu'elle ré- 
pandra ; car elle compte que les lar- 
mes ne lui manqueront pas. De tou> 
tes ces grimaces d'affliûion qu'elle 
ét'udioit au miroir, une ent^autres 
lui parut fi plaifante à elle-même , 
qu'elle ne put s'empêcher d'en rire : 
après avoir un peu ri , elle recom- 
mença fon étude ; autre grimace qui 
lui parut encore plus plaifante ; il lui 
prit -alors des éclats de rire fi violens 
& fi continus , que je crois qu'elle 
rira tant qu'elle fera veuve. 

Ce récit accompagné des grimaces 
de la veuve que contrefit le Philofo- 
phe j ne fit pas feulement fourciller 



3&<> 
U Calife. Le Philofophe bilieux & 
colère eft piqué au vif ; il redou- 
ble de bons mots > on n'en rit point ; 
il plaifante de rage , & par de vives 
fecoufles il veut ébranler le Calife , 
comme un voyageur altéré qui vou- 
dront attraper une poire , s'efforce 
d'ébranler à fecoufles réitérées le 
poirier dont il defire ardemment le 
fruit. Le Philofophe efl outré, & 
cette colère outrée dans un Philo- 
fophe qui veut faire rire , devoit 
avoir Ion effet ; mais le Calife en 
fourit à peine , & faire fou rire ne 
fuffifoit pas pour gagner la bague» 
Dans le moment une volée ou plu- 
tôt une épaiffe nuée de corneilles 
vint fe repofer fur ce grand arbre à 
qui nous avons comparé le Calife. Je 
vis ces mêmes Corneilles 9 dit im- 
promptu le Philofophe ; elles penfe- 
rent défefpérer un brutal diftrait , 
qui voyant cette nuée de triftes oi- 
feaux noircir les fruits & les fleurs 



3*t 
d'un fi bel arbre , s'irrita d'abord, 

& oubliant que cette tige eft grofle 
comme une tour , voulut dans fon 
premier mouvement fecouer ce gros 
arbre comme un jeune poirier. 

Imaginez-vous cet extravagant oc- 
cupé du defir de faire envoler ces 
corneilles ; tranfporté de fureur con- 
tre elles , il redoubloit fes fecqufles 
en fe meurtriffant le dos contre le 
tronc de l'arbre , comme nous voyons 
les petits enfans en colère frapper du 
poing la muraille qui leur a fait une 
boffe au front. Le récit que je vous 
fais n'eft pas rifible , mais je ne pus 
jamais m'empêcher de rire en voyant 
la chofe en original. Je crois que j'en 
cufle ri comme toi , dit le Calife , fi 
je l'euffe vu. Vous deviez donc rire 
en me voyant en colère vouloir par 
des fecouffes de plaifanteries réité- 
rées , chaffer de votre tête les noires 
corneilles, c'eft-à-dire , les foucis & 
les chagrins qui vous offufquent. Je 



3^1 
t'entends , dit le Calife , en tirant de 
de fon doigt une bague, tu me prou- 
ves que je devois rire en voyant ta 
-colère ; ainfi tu as gagné la bague. 
C'eft de ce -Conte qu'eft venu le pro- 
verbe Arabe qui dit à propos des 
grands Seigneurs que leur grandeur 
& leurs foucis accablent de mélan- 
colie , ils ont une volet de Corneilles 
dans la tête. 

Fin du fécond Volume. 



TABLE 

Des Matières contenues dans ce Vo* 

lu me. 

JLt A Reconnoijfance à propos Pag, i 
Zila, Ans, idylle 4% 

L Oracle. 4 - 

Mirtis , DàMON % idylle/ 9 i 
Saèb ou U Rêveur , Conte. i 02 

ZlRPHILE, DaPHNIS, idylle. 130 
Z Heureufe famille , Conte moral 1 3 4 
AMINTAS, idylle imitée de Gefjher. 1 96 
Le Temple de la mort , Hifioire Per- 
Janne traduite de F Arabe.* 202* 

Nina , Daphné , idylle. . 236 

La Confiance couronnée , Anecdote* 

LlCORIS , ^FUME , idylle. 2 6i 

la Z?ottW€ méprife, Conte, 269 

£0 /te'/** <& Gokonde , Co/tf*. 335 

Il eut tort. -gi 

Arbroun, Conte Arabe yj\ 

^2»/& /a TaW* <& to/w* fécond. 



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